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cher lui-même parmi toutes les chaussures de sa fille les plus solides et les plus chaudes ; pendant ce temps, elle s’enfuyait comme une biche à travers les allées du jardin, et, quand elle était arrivée à sa chère terrasse, elle regardait de loin la lune sur le clocher de Saint-Castor, en se livrant aux pensers qui naissent dans l’ame à l’heure où s’ouvrent les fleurs du soir. Le lendemain du jour où tout Coblentz avait été scandalisé par les incartades du chevalier, Marguerite était venue faire dans son jardin sa promenade accoutumée. Comme l’heure était déjà assez avancée, elle sentait de temps en temps la peur faire irruption dans ses rêveries, et elle tournait souvent ses regards vers la lumière lointaine qui brillait à travers les arbres, indiquant l’endroit où le conseiller Bosmann sommeillait à demi dans un grand fauteuil, devant une belle tasse de porcelaine chinoise pleine de la liqueur odorante du thé. Tout à coup elle vit quelque chose se mouvoir au-dessus du mur qui séparait sa terrasse de celle du docteur Bagrobact, et, avant que sa langue paralysée par la terreur eût pu pousser un seul cri, un homme était devant elle. Celui qui pénétrait d’une façon aussi cavalière dans un honnête jardin où les arbres n’avaient jamais caché d’autres couples amoureux que ceux des colombes était un homme leste et bien tourné, mais qui, par le désordre de ses vêtemens, confirmait les soupçons que faisait naître sur son état la maison d’où il sortait. Bien loin d’avoir un manteau comme un galant qui cherche aventure par des voies périlleuses, il n’avait même pas d’habit. Sa veste à fleurs déboutonnée tombait sur une culotte de soie fort compromise par le frottement de la muraille. Ses cheveux sans poudre étaient épars sur ses épaules ; enfin, il faut bien le dire, il avait l’air d’un fou échappé. Pourtant il ne se jeta point sur Marguerite, ne poussa point des cris féroces, mais il lui dit au contraire d’un ton fort doux, quoique vivement ému : — Si vous jetez un seul cri, mademoiselle, l’odieux Bagrobact va lâcher tous ses limiers après moi, on me remettra dans un cabanon où je me tordrai les mains de désespoir sans pouvoir faire naître une expression de pitié sur les exécrables figures qui m’entourent. Je vous connais, ma chère demoiselle, je sais bien quelle est votre place à l’église ; toutes les fois que j’avais à improviser sur l’orgue de Saint-Castor, j’aimais mieux pencher la tête pour vous voir que lever les yeux au ciel. L’inspiration montait d’en bas au lieu de descendre d’en haut ; mais elle était aussi ardente et aussi pure. Je suis venu une fois chez votre père pour accorder un piano, et j’ai joué un air de Sébastien Bach qui a paru