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ne sais quelle chanson glapissante et ridicule, en faisant des gestes désordonnés ; son chapeau avait roulé à terre sans qu’il eût la force de le reprendre, et il s’épaulait de son mieux contre un mur de trois ou quatre pieds de haut surmonté d’une grille de fer.

Ce mur était celui du cimetière d’une paroisse, car à Londres les cimetières sont encore dans la ville ; une église de l’aspect le plus lugubre, enfumée comme le tuyau de cheminée d’une forge, s’élevait au milieu de tombes noires, dont quelques-unes avaient cette vague forme humaine que les bandelettes et les boîtes des momies conservent au corps qu’elles renferment. Ce vieillard ivre qui chantait à deux pas de ces tombes, faisait le contraste le plus pénible par sa dissonance.

Ces deux échantillons de la misère de Londres n’étaient rien en comparaison de ce que je devais voir plus tard dans Saint-Gilles, le quartier des Irlandais ; mais ils me firent une forte impression, car cette vieille et ce vieillard furent les premiers êtres vivans que je rencontrai. Il est vrai que ceux qui n’ont pas de lit se lèvent de bonne heure.

Cependant les rues commençaient à s’animer ; les ouvriers, leur tablier blanc retroussé à la ceinture, se rendaient à leur ouvrage ; les garçons bouchers portaient la viande dans les auges de bois ; les voitures filaient avec la rapidité de l’éclair ; les omnibus, éclatans de couleurs et de vernis, chamarrés de lettres d’or indiquant leurs destinations, se succédaient presque sans intervalle, avec leurs voyageurs en outside, et leurs conducteurs qui se tiennent debout sur une planchette à côté de la portière ; ces omnibus vont fort vite, car Londres est une ville si vaste, si démesurée, que le besoin de la rapidité s’y fait sentir bien plus vivement qu’à Paris. Cette activité de locomotion contraste bizarrement avec l’air impassible, la physionomie phlegmatique et froide, pour ne pas dire plus, de tous ces marcheurs imperturbables. Les Anglais vont vite comme les morts de la ballade, et pourtant on ne lit dans leurs yeux aucun désir d’arriver. Ils courent, et n’ont pas l’air pressé : ils filent toujours droit comme un boulet de canon, ne se retournant pas s’ils sont heurtés, ne s’excusant pas s’ils heurtent quelqu’un ; les femmes elles-mêmes marchent d’un pas accéléré qui ferait honneur à des grenadiers allant à l’assaut, de ce pas géométrique et viril auquel on reconnaît une Anglaise sur le continent et qui excite le rire de la Parisienne trotte-menu : les bambins vont vite, même à l’école ; le flâneur est un être inconnu à Londres, quoique le badaud y revive sous le nom de cokney.