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LE DERNIER OBLAT.

pas juge des cas de conscience. À chacun sa religion. Je puis entendre, sans me scandaliser, la profession de foi d’un déiste et même l’exposé des doctrines d’un athée ; mais, dans mon respect pour toutes les convictions, je tolère aussi la ferveur, le zèle des ames dévotes ; et à Dieu ne plaise que je m’oppose jamais à aucun de ces sacrifices contre lesquels votre raison se révolte !

Mme Godefroi fut sur le point de provoquer une réponse plus explicite ; mais elle se souvint des recommandations de sa sœur, et une vague appréhension l’arrêta.

On annonça le souper. En entrant dans la salle à manger, Mme Godefroi ne vit point Estève ; comme elle le cherchait des yeux, Mme de Blanquefort s’approcha, et lui dit rapidement à voix basse :

— Ne demandez pas Estève, je vous en prie ; il se couche de bonne heure ordinairement ; je n’ai pas voulu qu’il changeât ses habitudes ; il est déjà monté dans sa chambre avec M. l’abbé.

Le souper fut triste. Chacun des convives semblait être sous l’influence de quelque préoccupation pénible. La marquise surtout était en proie à une souffrance que trahissaient son extrême pâleur et l’altération de sa voix. Assise en face de son mari, elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer ce regard sévère et froid toujours arrêté sur elle. Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, servait, debout derrière le fauteuil de son maître. Une fois Mme de Blanquefort leva les yeux jusque sur cette figure droite et silencieuse : quiconque l’eût observée en ce moment aurait vu ses lèvres frémir et une sueur froide mouiller ses tempes, comme si le choc répété de quelque horrible souvenir l’eût intérieurement bouleversée. Le comte Armand, placé à côté de sa mère, paraissait profondément triste. Soit qu’il ne pût dominer ses impressions, soit qu’il n’essayât pas de les dissimuler, on devinait qu’il assistait à cette réunion de famille avec un attendrissement douloureux, et qu’il observait son père avec une sorte de crainte. Le marquis avait l’air violent, la parole brève d’un homme tourmenté par quelque irritation trop long-temps contenue.

C’était en vain que Mme Godefroi s’efforçait de ramener une apparence de sérénité sur ces visages tristes, soucieux et sombres ; ses discours n’obtenaient que des réponses courtes et distraites ; son esprit, sa finesse et ses bonnes intentions échouèrent contre la contrainte et l’embarras toujours croissant de cette situation. Les pas des valets résonnaient seuls dans la salle ; on eût dit le festin silencieux auquel présidait la statue du commandeur.

Enfin la marquise se leva. Son fils lui offrit cérémonieusement la