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Mannon, le philosophe, possédait beaucoup de livres qu’il offrit plus tard au tombeau de saint Oyend, dans le Jura. Plusieurs de ces manuscrits existent encore à Troyes et à Montpellier, et ils portent l’ex voto de Mannon. Puisqu’on vendait ainsi publiquement les livres, puisqu’on pouvait s’en procurer, il est évident qu’il existait déjà à cette époque, outre les copistes, un commencement de librairie ancienne. Les faits qui attestent alors l’existence des bibliothèques civiles se trouvent partout. Ainsi, lorsqu’au XIe siècle une comtesse d’Anjou donna deux cents brebis, trois muids de grains et plusieurs peaux de moutons en échange d’un manuscrit des homélies d’Aimon d’Alberstat, il est évident que cette princesse avait des livres. Il y eut dès-lors des bibliothèques chez les princes, il y en eut chez les particuliers ; les écoles et les universités eurent les leurs. C’est là, à notre avis, que se sont surtout conservés les classiques, qu’on ne trouve presque jamais cités dans les catalogues des bibliothèques des couvens, et qui cependant étaient connus, puisque on les citait assez fréquemment. Toutefois, il ne faut pas prendre à la lettre toutes ces citations, qui n’étaient souvent que de seconde main, ou qu’on faisait parfois d’après des extraits, des abrégés, des excerpta, qui remplaçaient l’ouvrage original, et l’on sait combien de fois Aristote a été cité d’après Boèce à une époque où les écrits originaux du philosophe de Stagyre n’étaient qu’en très petit nombre en Occident. Si l’on pouvait douter un instant de l’existence de ces bibliothèques civiles, de cette littérature profane, on n’aurait qu’à se demander comment les anciennes poésies populaires, qui remontent si haut, comment les écrits des trouvères et des troubadours, les romans de chevalerie, prohibés et poursuivis d’abord par l’église, sont arrivés jusqu’à nous ? Ce n’est pas assurément dans les bibliothèques des couvens qu’on les conserva. Cette différence entre les deux genres de bibliothèques se manifeste bien plus clairement au XIVe et au XVe siècle. Tandis que, comme nous l’avons dit, dans les plus riches bibliothèques des couvens on ne trouvait que des ouvrages destinés uniquement aux moines, tandis que les livres français en étaient scrupuleusement bannis, les rois de France et les ducs de Bourgogne formaient de nombreuses bibliothèques où se trouvaient plusieurs classiques dans l’original ou traduits en français, et qui contenaient tout ce que la littérature moderne avait produit. Le catalogue, dressé en 1393, des manuscrits de Charles V, roi de France, ainsi que l’inventaire de ceux des ducs de Berri et des ducs de Bourgogne, ont été publiés récemment par Van Praet et par M. Bar-