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LE SALON.

tion. C’est la matière et la chair, c’est-à-dire, en langage théologique, le démon. Les regards du chrétien, toujours dirigés vers les régions du monde spirituel, fuyaient les images des beautés terrestres comme une tentation. Ce sentiment était même si actif dans les premiers temps de la ferveur religieuse, que plusieurs pères, tels que Tertullien, saint Clément d’Alexandrie, Origène, saint Augustin, soutinrent que le Christ avait dû être laid ; et plus tard une prévention analogue fit souvent réprouver les tentatives de l’art lorsqu’il chercha à embellir les types grossiers et sans grace des figures byzantines. Indépendamment de cette cause toute morale qui limitait les applications de l’art à la représentation de la figure humaine, la destination des œuvres, toujours employées à l’ornement des temples et dans un but d’édification, entretenait ces habitudes. Enfin, plus indirectement, les procédés techniques de la peinture, alors bornés à la fresque et à la détrempe, et qui offrent peu de ressources pour les effets de lumière et de clair-obscur, et en général pour produire l’illusion matérielle, contribuèrent peut-être à quelque degré au même résultat. Aussi, chercherait-on en vain dans toutes les peintures exécutées avant Raphaël, et dans celles de Raphaël lui-même, rien qui ressemble à un paysage proprement dit. Ce genre n’a même jamais pénétré dans les écoles romaine et florentine, sauf dans les dernières époques de leur histoire.

C’est à Venise qu’est né le paysage ; c’est là qu’on l’a vu pour la première fois devenir l’objet direct et principal de l’imitation pittoresque, et les êtres animés et l’homme lui-même n’y plus figurer que comme des accessoires ou des commentaires. Il était naturel qu’il se produisît de préférence dans cette école qui, tournée de bonne heure vers le côté matériel de l’art et maniant la couleur avec une force souveraine, cherchait, avant tout, à éblouir et charmer les yeux, et pour qui tous les sujets étaient bons à représenter, pourvu qu’elle y pût faire jouer la puissance de sa main, et tous les objets bons à peindre, pourvu qu’elle pût déployer sur eux l’éclatante et somptueuse parure de sa palette. L’école vénitienne introduisit dans l’art l’éclectisme, qui, ici comme ailleurs, ressemble assez au scepticisme, du moins par ses effets. Elle n’a eu aucun paysagiste spécial et de profession ; mais la plupart de ses maîtres firent des paysages. Le Titien s’y distingua particulièrement, et fut le créateur du genre en Italie. Il le traita dans une manière grande et poétique, qui fut aussi celle de l’école bolonaise tout entière, et surtout des Carraches et du Dominiquin, qui en ont laissé les plus beaux modèles