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LE DERNIER OBLAT.

mon élève ? dit-il doucement ; nous avons encore à travailler aujourd’hui, et voici l’heure de la méditation.

— Oui, oui, monsieur l’abbé ; ne violons pas la règle, répondit Mme de Blanquefort, d’une voix faible et avec une expression déjà plus calme.

Estève salua sa tante et se retira lentement ; mais quand il eut passé l’antichambre, il se mit à sauter les degrés quatre à quatre comme un franc écolier. Mme Godefroi était allée avec l’abbé jusqu’à la porte du salon.

— Le travail, puis la méditation à la chapelle sans doute, dit-elle gravement, mais sans aucune nuance de raillerie ou de blâme. Ah ! monsieur l’abbé, vous élevez ce pauvre enfant de manière à n’en faire jamais un homme.

— Puisqu’il doit être moine, répondit l’abbé Girou à demi-voix et sans lever les yeux.

— Il a raison, murmura Mme Godefroi en revenant près de la marquise.

Un moment après, elle se retira dans son ancienne chambre, sa chambre de demoiselle, où l’attendait Andrette. Là aussi tout était resté dans le même ordre, et la vieille femme retrouva des vestiges d’une époque de sa vie dont les souvenirs même s’étaient graduellement effacés de son cœur. Elle sourit et soupira en reconnaissant un nœud de rubans roses qui ornait jadis un bouquet offert furtivement par M. Godefroi, et qu’elle avait attaché au chevet de son lit.

— Je sonnerai si j’ai besoin de toi, dit-elle en congédiant du geste Andrette, qui attendait ses ordres.

Puis elle ferma sa porte, et vint s’asseoir devant une petite table sur laquelle autrefois elle avait écrit en secret bien des lettres, des lettres d’amour, adressées à M. Godefroi. Mais ce souvenir ne se réveilla pas vif et profond comme celui de ses affections de famille, des joies innocentes de sa première jeunesse. Il lui semblait que l’histoire dont ces lieux furent témoins n’était pas la sienne, et que les personnages dont ils lui retraçaient la mémoire étaient morts depuis long-temps. En effet, la figure carrée du fermier-général Godefroi ne ressemblait guère à celle que se rappelait en ce moment la bonne dame : une figure vive, svelte, élégante, le vrai type d’un héros de roman. Et ç’avait été, du reste, tout un roman que les amours de Mlle de Tuzel avec Sébastien Godefroi. Mlle Adélaïde de Tuzel était la fille aînée d’un gentilhomme qui vivait à la campagne fort honorablement, mais qui passait pour avoir moins de fortune