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REVUE DES DEUX MONDES.

— J’ai été deux fois à Aix, répondit naïvement Estève.

— Vraiment ! deux fois en votre vie vous avez fait ce voyage ? Trois grandes lieues ! Voilà ce qui s’appelle avoir vu le monde ! Et dites-moi, vous êtes-vous amusé à la ville ?

— Je suis allé à vêpres à la cathédrale, et j’ai entendu les orgues : c’était bien beau !

— Et l’on ne vous a pas mené aussi à la comédie ?

— Un oblat ne peut prendre part à des plaisirs si mondains, dit l’abbé avec une gravité qui n’avait rien de trop sévère et en regardant la marquise, dont la physionomie annonçait un secret malaise, un pénible embarras et toutes les anxiétés d’une conscience timorée en présence de certaines questions.

— Un oblat ! qu’est-ce qu’un oblat ? demanda Mme Godefroi en s’adressant cette fois à l’abbé Girou.

— Madame, répondit-il simplement, c’est celui qui a été offert au Seigneur et voué dès sa naissance à l’état religieux.

— Et cet enfant est un oblat ? dit Mme Godefroi en se tournant vers la marquise.

— Oui, répondit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre calme et assurée, mais avec un tremblement, une pâleur, qui démentaient cette apparente fermeté ; oui, avant sa naissance, j’ai fait vœu pour lui, je l’ai consacré à Dieu, j’ai promis qu’il prendrait l’habit dans l’ordre de Saint-Benoît.

À cette déclaration, Mme Godefroi se leva avec un geste d’indignation concentrée. Sa première parole allait être un blâme énergique, une protestation contre le fanatisme aveugle et téméraire qui avait dicté ce vœu terrible ; mais un mouvement de l’abbé Girou l’arrêta : il lui montrait silencieusement Mme de Blanquefort. La marquise était à deux pas d’Estève qui, assis sur un tabouret devant elle, ne pouvait la voir, et, la tête inclinée, les mains jointes, immobile et comme raidie par quelque horrible contraction intérieure, elle arrêtait sur son fils ses yeux fixes et brûlans, des yeux où, malgré elle, éclatait un morne et muet désespoir. Mme Godefroi comprit cette révélation tacite ; elle comprit que ce n’était pas le zèle d’une dévotion exagérée qui avait décidé du sort d’Estève, mais elle ne pénétra pas le secret d’une si étrange et si cruelle situation. Inquiète, étonnée, elle gardait le silence et interrogeait du regard l’abbé Girou. Le vieillard s’était rapproché de la marquise ; on voyait, à sa manière de lui parler, qu’il avait l’habitude de venir en aide à cette ame souffrante.

— Madame la marquise, voulez-vous me permettre d’emmener