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REVUE DRAMATIQUE.

était l’objet : elles n’en montrent pas moins avec quelle sollicitude tendre et gracieuse les nobles, les élégans, les heureux, vont au-devant du talent, bien loin de le méconnaître ou de le proscrire. Dans ce pays surtout, au lieu de faire la guerre aux idées nouvelles, ceux que ces idées nouvelles menaçaient cependant ont été les premiers à les fêter. C’est sous les voûtes dorées des salons que cette terrible philosophie du XVIIIe siècle, qui a été si haut et si loin dans son vol, a fait le premier essai de ses ailes ; des mains blanches et fines ont applaudi les premières à l’essor que des mains calleuses couvrirent ensuite de leurs redoutables applaudissemens. Que M. de Balzac se rappelle l’histoire même de l’écrivain dont sa dernière pièce nous prouve qu’il s’est si vivement préoccupé. Ce n’est pas un Quinola qui se glissa auprès de Louis XVI pour lui surprendre la permission de laisser jouer la fameuse pièce de Beaumarchais. Les illustres parrains de Figaro, la correspondance de Grimm nous les nomme, c’étaient les plus grands personnages de la cour. Le comte d’Artois protégea la Folle Journée avec toute l’ardeur enthousiaste d’une jeunesse bonne et chaleureuse ; M. de Vaudreuil avait déjà prêté le théâtre de son hôtel à la comédie proscrite, la reine voulut qu’on la représentât à Trianon. Ainsi, quand on nous montre l’homme de génie ne recevant que du paria un hommage de dévouement complet et sincère, réduit à enrôler au service de sa pensée les ressources honteuses et les ruses coupables d’une intelligence avilie, c’est une image aussi fausse qu’elle est immorale. Le prince de Ligne ému devant Rousseau comme un écolier devant le poète qui lui a inspiré sa première pièce de vers, nous prouve que les classes élevées connaissent la forme la plus humble et en même temps la plus glorieuse du culte qu’on doit à la divinité de l’intelligence. Le comte d’Artois protégeant Beaumarchais nous prouve que, loin de reculer avec effroi et dédain devant les esprits entreprenans et inventifs, elles sont prêtes sans cesse à propager, même à leur risque et péril, les nouveautés les plus hardies.

M. de Balzac, j’en suis donc bien convaincu, inflige à son grand homme méconnu des misères et des hontes que le génie n’a jamais dû subir ici-bas, à moins que le hasard ne l’ait quelquefois logé dans la cervelle d’un fripon ; mais je veux lui faire un instant trêve à ce sujet, et revenir sur un reproche que j’ai indiqué tout à l’heure. Quand, au lieu d’un prophète de l’art, il nous représente un apôtre de l’industrie, croit-il sérieusement que l’intérêt peut être le même ? L’industrie ! il faut qu’elle ait grandi dans des proportions bien colossales aux yeux du romancier-feuilletoniste pour qu’il l’ait jugée digne d’allumer dans le sein d’un homme la même ardeur brûlante et sacrée, la même passion puissante et dramatique que la poésie. Certes, je ne veux pas l’attaquer, ce qui me conduirait d’ailleurs aux mêmes lieux-communs déclamatoires que la défendre ; mais, pour Dieu ! n’a-t-elle pas assez de tous les champs qu’elle envahit ? Faut-il que sa pensée, qui plane déjà sur tant de lieux, vienne planer encore sur la scène ? Est-il dit qu’il n’y aura plus un coin du ciel, dans les régions de l’art comme dans les autres, que ne doivent ob-