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deviner l’élévation de l’esprit par celle du cœur. En reléguant dans les dernières classes, et dans les classes dégradées, les seules sympathies, les seuls secours qu’il soit permis d’attendre ici-bas à ceux qui portent une idée féconde dans leur sein, M. de Balzac a calomnié en même temps la nature humaine et la société. La première de ces calomnies n’a pas besoin qu’on la combatte, chacun a dans sa conscience de quoi en faire justice ; la seconde est plus dangereuse, parce qu’elle a été débitée souvent et accueillie quelquefois. Non, il n’y a jamais eu de ligue formée contre l’intelligence parmi ceux qui ont composé de tout temps ce qu’on nomme l’aristocratie. Quand l’auteur des Ressources de Quinola nous montre le génie insulté dans les palais et ne recevant que dans les greniers le noble, le magnifique hommage qu’il exige, comme la religion l’hommage de la foi, ce sont là des tableaux dont aucun trait n’appartient au monde réel ; au lieu de se haïr et de s’exclure, toutes les supériorités se recherchent et se comprennent. S’il existe des hommes chez qui le talent ne doive rencontrer ni défiance ni jalousie, mais au contraire de la bonté et de la prévenance, ce sont ceux qui, à l’abri des grandes inquiétudes du besoin, tranquilles sur les petits soucis de la vanité, ont le cerveau libre pour comprendre, le cœur libre pour aimer. Un des écrivains les plus charmans de notre langue, si ce n’est de notre pays, le prince de Ligne, a exprimé ces idées avec sa grace persuasive et son enjouement plein d’entrain ; il a même fait mieux encore que de les traduire par des paroles, il les a traduites par des actions. Ainsi je me souviens d’une note fugitive, page détachée de ses souvenirs, où il raconte la visite qu’il fit à Rousseau. Avec quel aimable respect le grand seigneur qui avait approché familièrement de l’impératrice des Russies et de Frédéric de Prusse aborde l’auteur de la Nouvelle Héloïse ! « Je sentais, dit-il, une sorte de tremblement en ouvrant sa porte. » Ces pauvres cœurs de courtisans ont été noircis bien des fois ; on voit pourtant qu’ils sont capables, eux aussi, de sincères admirations et de naïfs enthousiasmes. Ce prince de Ligne qui badinait avec tant d’aisance dans des cercles présidés par des personnes couronnées, à qui Louis XVI reprocha même un jour l’étourderie un peu libre de ses manières au petit spectacle de Trianon, le voilà qui tremble en entrant dans un galetas ; c’est que ce galetas (ce sont ses propres expressions qui me reviennent), s’il est le séjour des rats, est en même temps le sanctuaire du génie.

Puisque le nom de Rousseau s’est trouvé sous notre plume, combien d’exemples pourrait nous fournir encore la vie de cet homme, qui, en fait d’arrogance et de superbe, ne l’aurait cédé en rien aux poètes les plus orgueilleux d’aujourd’hui ! Est-ce chez les horlogers de Genève ou chez le maréchal de Luxembourg qu’il trouva appui et protection ? Les anges qui montaient l’étroit escalier de sa mansarde n’avaient pas des jupons courts et des béguins de grisettes, mais bien des chapeaux à plumes et de grands paniers. Le chagrin penseur de Genève a beau donner, dans ses Confessions, des interprétations malignes aux curiosités prévenantes, aux délicates attentions dont il