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REVUE DRAMATIQUE.

échappe sur les ailes de la mort, ou, ce qui me paraît mille fois préférable, s’élève au-dessus d’eux sur ses propres ailes.

M. de Balzac a trouvé moyen de donner un troisième dénouement à l’action que nous avons indiquée. Lui aussi a voulu créer un homme de génie portant sous son front une pensée méconnue de tous ; mais, après des efforts dont nul n’a réussi, des luttes dans lesquelles il a toujours été vaincu, son héros, au lieu de se résigner ou de mourir, de demander un refuge aux sombres abîmes du néant ou aux radieuses profondeurs de son ame, son héros tend une main à la femme perdue, une autre à l’homme flétri, et, fort de ces appuis indignes, se redresse pour défier la société. C’est là le dernier tableau de la pièce, celui sur lequel tombe la toile. Dans ce qui regarde Quinola, l’œuvre de M. de Balzac n’est pas autre chose que Figaro, moins l’esprit d’observation et la verve comique de Beaumarchais ; dans ce qui regarde Fontanarès, le maître de Quinola, c’est Chatterton, moins la distinction profonde, le sens délicat et élevé de M. de Vigny. Je ne commencerai point par reprocher à Fontanarès le bizarre domaine que M. de Balzac lui a assigné dans le royaume du génie ; ce sera l’objet d’une critique spéciale. Au lieu de rêver chants d’oiseaux et sourires de femmes, vents des bois et brises des mers, il rêve tuyaux et vapeur, rouages et machines ; en un mot, au lieu d’avoir reçu le souffle poétique, il a reçu celui de l’industrie : soit, je l’accepte tel qu’il est. Je veux croire pour un instant que l’inspiration qui produit de beaux vers et celle qui crée des ressorts et des métiers sont également filles du ciel ; j’accorde à Fontanarès un don aussi divin, aussi sacré que celui qu’a reçu Chatterton : la différence qui existe entre les tendances de M. de Vigny et celles de M. de Balzac n’en ressortira que mieux. Quels sont les personnages que l’auteur de Stello place auprès du grand homme repoussé pour l’aider à supporter ses douleurs ? C’est une jeune femme qui réunit la tendresse de la mère et la pureté de la sainte, cette adorable Kitty Bell qu’on se représente comme les vierges entrevues par Raphaël et la Laurence rêvée par Jocelyn :

Une ombre sur le front, au cœur une espérance,
Et des enfans sur ses genoux.

C’est un vieillard à l’ame compatissante et austère, ce bon et paisible quaker qui ne trahit sa connaissance des misères de ce monde que par la tristesse de son sourire et la mansuétude de son regard. Quels sont les deux êtres que l’auteur de Vautrin donne pour soutiens au génie persécuté ? Une femme dont le corsage de brocard recouvre un cœur de courtisane, et un homme dont les haillons laisseraient voir une marque infamante à qui oserait les soulever. Si M. de Vigny a manqué de justice envers la société, lorsqu’il n’a placé dans les hautes classes que de l’indifférence ou du dédain pour le talent, du moins il n’a pas méconnu les lois de la nature humaine, puisqu’il a fait