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LITTÉRATURE ANGLAISE.

prend toujours d’abord beaucoup, puis davantage, puis infiniment… C’est là que le riche donne aux riches. » — Invective injuste sous bien des rapports, mais pleine d’énergie et de vivacité. Les chansons du même genre et du même temps contre le roi Jean-Sans-Terre attestent aussi la liberté d’opposition dont on jouissait alors ; notre Béranger n’a rien écrit de plus vif, de plus acéré, de plus satirique. En les lisant, je n’ai pu m’empêcher de me rappeler le tombeau de ce mauvais roi à Worcester, tombeau qui est lui-même une satire. Les trois lions du blason royal, neuf fois répétés sur neuf écussons distincts, occupent le centre de neuf rosaces où toutes les variétés des courbes dentelées se nuancent avec une exquise finesse et charment les yeux par leur caprice régulier. Le temps a conservé, les morsures de l’hiver et les brumes rongeuses ont ménagé ces précieux détails et le fini de ces nervures ; tout y est encore, ornemens et fleurs, tout, jusqu’au roi de pierre étendu sur son cercueil.

Jean Lackland ou Sans-Terre porte la main sur son épée, en homme qui ne veut pas la tirer. Il sourit, mais comme un homme en colère ; son front est bas, son sourcil déprimé, son menton lourd et sans délicatesse, son aspect ignoble et sa physionomie fausse. L’étourderie et la violence se font lire sur ce visage mécontent. L’ironie du sculpteur a placé près de la tête du mauvais roi deux petites figures, coiffées et barbues, revêtues de longs manteaux et le front orné de bonnets de comte, tenant à la main des rubans qui vont se perdre derrière la chevelure royale, et qui ressemblent à des brides. L’une de ces têtes est dédaigneuse et se détourne ; l’autre est méchante, et semble dire, en montrant Jean Sans-Terre : « Il est pourtant vrai que les hommes lui ont obéi ! » — Quand je visitai, en 1819, cette cathédrale de Worcester, je sentis un grand respect pour le moyen-âge, qui inscrivait dans ses églises la libre condamnation de ses rois, la taillait dans la pierre et l’immortalisait sur leur tombeau.


Philarète Chasles.