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dire qu’un accident dans l’histoire de la domination britannique. Mais elle appelle de solennelles représailles, elle impose à l’Angleterre la nécessité de la conquête, elle la force à sortir des frontières qu’elle voulait enfin se fixer, et à se jeter dans une série nouvelle d’aventures dont elle ne saurait prévoir le terme. Les succès qui attendent sans doute les armées vengeresses des Anglais leur seront plus fatals que cette cruelle défaite, et ils pourront dire ce que disait Pyrrhus après ses triomphes sur les armées romaines : « Encore une victoire, et nous sommes perdus. »

Le plus grand danger de la puissance britannique dans l’Inde a toujours été dans son extension. L’instinct profondément pratique des Anglais ne s’y était pas trompé, et dans tous les temps nous voyons la métropole protester énergiquement contre des conquêtes dont elle pressent le poids funeste. Quand le fougueux Clive s’écriait prophétiquement : « Vous ne pouvez pas vous arrêter là, il faut marcher ! » le parlement répondait par un acte solennel de la législature[1], où il était déclaré « que la poursuite de projets de conquête et d’extension de territoire était contraire aux désirs, à la politique et à l’honneur de la nation. » Vains efforts ! les évènemens vainqueurs balayaient comme des feuilles mortes les actes du parlement, et c’était au moment même où la métropole lui posait une barrière que la compagnie des Indes donnait à son empire les plus grands développemens. C’était une marche fatale. Du moment où les marchands anglais eurent établi un comptoir à Calcutta, ils se trouvèrent en contact, et par conséquent en lutte, avec des voisins auxquels ils ne pouvaient permettre l’égalité. Il fallait commander ou obéir, les Anglais n’avaient pas le choix. De colons ils devinrent conquérans, de marchands ils devinrent souverains. L’issue du conflit ne pouvait être long-temps douteuse ; c’était le génie chrétien et occidental, génie d’expansion et d’assimilation, aux prises avec les restes vermoulus de l’immobile et fataliste Orient. Dès-lors, les Anglais se trouvèrent lancés dans une voie de conquêtes où ils ne pouvaient plus s’arrêter. Les entreprenans marchands ajoutaient chaque année une nouvelle pierre au vaste édifice de leur empire, ils entassaient territoire sur territoire, pendant que la métropole, entendant les échos lointains et confus de leurs canons, effrayée et irritée de voir, pour ainsi dire, retomber sur ses bras le fardeau de ce mystérieux Orient, se révoltait contre les progrès de cette ambition mortelle.

  1. En 1784.