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d’eux-mêmes ? Ce ne sont là que des doutes que j’émets timidement, et, pour l’honneur de la littérature, je souhaite de me tromper.

Les poésies dont nous venons d’exprimer le suc ont été, pour les trois quarts au moins, rêvées, écrites, publiées à Paris ; mais tous les poètes qui s’y font imprimer n’y ont pas leur domicile réel. Les uns, véritables oiseaux de passage, y paraissent chaque année comme les hirondelles. Ils cherchent d’abord un éditeur qui les paie, puis ils paient un éditeur qui les imprime, et, quand ils ont assisté aux funérailles de leur gloire et de leur volume, ils se souviennent de la lointaine Argos et retournent au pays. Ceux-là du moins ont une teinte, un vernis de la mode ; les autres chantent dans le nid où ils sont éclos, mais on reconnaît vite, à leur tournure départementale, ces muses casanières qui n’ont point quitté le chef-lieu. En province, il en est de la littérature comme des habits ; tantôt on garde, avec le respect de la tradition, avec la mémoire vénérée des aïeux, les vieux meubles et les vieilles idées, tantôt on prend les modes nouvelles pour les exagérer. De là deux classes distinctes, et bien plus distinctes qu’à Paris : les traîneurs et les sentinelles perdues. Sur le Parnasse provincial, Dorat a encore une école : tous les dieux des vers antiques, les Graces décentes, les Nymphes demi-nues, les Amours roses et frisés, avec leurs arcs et leurs flèches, les Hymens avec leurs flambeaux, les Parques avec leurs ciseaux, les zéphyrs légers, en déménageant de l’Olympe, sont partis pour les départemens. Là, Cérès est toujours la déesse des guérets, Bacchus le dieu joufflu de la treille, et le célèbre Apollon le dieu du jour. Esculape a toujours son démiurge dans le chirurgien du canton. Chloris, Iris, Philis, les beautés pseudonymes, y sont encore chantées, comme aux temps des robes à ramages. La jeune Églé y règne toujours :

Charmante Églé pour qui mon cœur soupire,
Espiègle Amour qui me fais soupirer,
Venez tous deux accroître mon délire,
Toi, jeune Amour, par un sourire,
Toi, jeune Églé, par un baiser.

Rien n’est plus innocent, plus inoffensif ; c’est la poésie du coin du feu dans sa naïveté bourgeoise, mais ce coin du feu n’a pas d’étincelles. Attaché comme le lierre aux vieux murs de la maison héréditaire, le poète provincial n’a jamais rêvé les grands horizons, et dans cette vie calme où toutes les heures se ressemblent, dans cette vie plus heureuse peut-être, il chante comme le grillon dans la cheminée. Les pantoufles offertes par la fille du maire à la loterie des pauvres, l’envoi d’un flacon de marasquin, suffisent à l’inspiration du troubadour. Il adresse à M. le procureur du roi, qui est le premier dans Rome, des odes sur la peine de mort ; il adresse des consolations aux dames stériles, des consolations aux dames divorcées, et il plaisante sur le bonheur des veuves. La querelle des yeux noirs et des yeux bleus tant de fois débattue au fond des bosquets de Cythère se ranimait encore, il y a trois ans, entre les poètes de Saint-Quentin. Il faut dire cependant qu’en amour,