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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

héroïdes, le bouquet ; c’est le poème épique, le poème allégorique, le poème didactique, le poème humanitaire ; c’est le drame grec, le drame espagnol, le drame anglais, le drame allemand. Demain, ce sera l’acrostiche, le logogriphe même, puis la romance, et, dans quelques jours, l’harmonie et la méditation. Qui sait le secret de ces mystères ? pourquoi le vent de l’inspiration qui soufflait hier du midi souffle-t-il aujourd’hui du nord ? pourquoi aimions-nous à rire, et pourquoi aimons-nous à pleurer ? pourquoi l’esprit n’est-il plus de mode ? Singulier contraste ! Quand une époque est agitée, sanglante, sa littérature est calme et tourne à l’idylle. À part la Jeune Captive et quelques iambes, qui devinerait la terreur dans les vers de Chénier ? qui devinerait dans la poésie de l’empire les conquêtes, le bruit des batailles, le deuil de la guerre qui fait pleurer les mères ? En traversant l’Europe au pas de course, nos pères ne prennent à l’ennemi que ses drapeaux et ses canons ; Austerlitz fait oublier Goethe et Schiller. Et quand la paix est signée, quand nous sommes vaincus, nous recommençons la croisade, et nous partons pour la frontière afin de conquérir des idées. Pendant les années tranquilles de la restauration, les guerres littéraires ont toute l’ardeur des guerres civiles. 1830 arrive ; le bruit du combat se perd dans des bruits plus sérieux, et l’apaisement commence en littérature au moment même où la politique va entrer dans une ère plus troublée. — Les mœurs littéraires ont subi, comme tout le reste, une transformation. Le poète n’est plus un être à part. Ce n’est plus le fou de monseigneur qu’on invite à dîner pour qu’il amuse, l’original cynique qui, à défaut d’un talent réel, spécule sur un vice pour se faire une réputation. Sauf quelques grammes de plus dans cette dose de vanité que nous avons tous, sauf les faux-airs de Christ ou de don Juan, il ressemble à peu près à tout le monde. Quand il n’est pas rentier, il est chef de bureau, quelquefois sous-préfet, professeur, etc. Il n’affecte aucun mépris pour l’argent, bien au contraire ; et quand la première ébullition de la jeunesse est passée, quand il ne va plus au bal pour pleurer, pour ramasser les bouquets de la vierge que ses rêves poursuivent à travers l’idéal, il y va pour chercher une femme, et souvent il trouve une dot. Nous n’avons plus ces querelles de cuistres qui ont affligé si long-temps la littérature. Au lieu de s’attaquer, on se loue, quand on ne se fait pas obstacle. Les grands poètes, comme les rois, ont leurs grands levers, et les plébéiens eux-mêmes, les prolétaires de la pensée, sont admis au château, et ils ont tabouret à la cour. S’en aime-t-on davantage ? Je n’oserais l’affirmer. Après tout, je préfère les gens qui se donnent la main et s’applaudissent à ceux qui s’insultent et qui se déchirent. Sous quelques rapports donc nous sommes en progrès ; mais sommes-nous en progrès de désintéressement ? Si le poète aujourd’hui ne va plus tendre la main à la porte de Turcaret, ne serait-ce point par hasard que Turcaret a depuis long-temps fermé sa porte ? Les nobles fils de la Muse sont-ils toujours disposés à sacrifier les jouissances de la vie matérielle aux jouissances de l’esprit ? Les éditeurs, quand ils en trouvent, n’ont-ils pas trop souvent à se plaindre de leur prosaïsme ? Enfin, gardent-ils toujours le respect de l’art et