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impatience singulière de l’ordre établi. Sans doute, dans notre civilisation, il y a de grandes misères et des douleurs poignantes ; mais ces misères, ces douleurs, sont-elles le résultat exclusif de telle ou telle forme de gouvernement ? Les souffrances du pauvre sont-elles la conséquence directe et immédiate des jouissances du riche ? Je ne le pense pas ; cependant qu’on lise les Poésies sociales des prolétaires, on y trouvera avant toutes choses, et avant la poésie, une haine pour ainsi dire implacable contre tous ceux qui possèdent. Que voit-on chez les riches ?

Mensonge, oisiveté,
Discorde, orgueil, égoïsme et bassesse.

Le riche se prélasse, il insulte aux lambeaux du pauvre, il boit sa sueur, il le raille. Il fait manger du grès et du sable à l’homme du chaume et à l’homme du grenier. Il séduit sa femme, sa sœur et sa fille. Chez le prolétaire, chez l’homme du chaume et du grenier, c’est tout le contraire ; il n’y a que vertu, désintéressement, bonnes mœurs et charité ; toutes les filles sont sages et candides. Eh bien ! soyons justes, n’accusons et ne défendons personne par esprit de système. Ce tableau n’est-il point également chargé d’un côté comme de l’autre ? La vertu est-elle incompatible avec la propriété ? Est-on fatalement malhonnête homme parce qu’on a des rentes, du loisir ? Il y a, je le sais, des ames égoïstes et dures qui calomnient les pauvres pour se dispenser de les plaindre, et surtout de les secourir ; mais heureusement c’est l’exception, et il est aussi injuste, aussi faux, de la part du prolétaire, de prétendre qu’on ne peut être riche et compatissant, qu’il serait odieux, de la part du riche, d’affirmer qu’on ne peut être honnête, loyal, sévère dans sa conduite, dévoué aux affections de la famille, lorsqu’on travaille et qu’on gagne trois francs par jour. La vertu, j’en conviens, est plus difficile alors, mais elle n’est que plus méritoire, et, dans les conditions même les plus dures, elle n’est pas rare. Évitons donc les exagérations de toute nature, évitons surtout la haine et l’envie, car l’art ne s’inspire pas des sentimens mauvais : n’usons pas nos forces à poursuivre un idéal d’égalité, un idéal de bien-être qui ne sera jamais de ce monde ; si nous nous croyons, le plus souvent bien à tort, une mission poétique, cherchons du moins la poésie là où il y a chance de la rencontrer ; et je doute qu’on la rencontre, même en la cherchant longtemps, dans les filatures et les ateliers des tailleurs de pierre, au bruit des rouets et au grincement des scies. Tous ces vers professionnels ressemblent un peu trop à ces diz du moyen-âge, diz des merciers, diz des bouchers, diz des vinaigriers, etc., qui n’ont rien à démêler avec l’art. Seulement les vinaigriers du moyen-âge n’étaient point socialistes, et, dans leur vieux bon sens gaulois, ils avaient certes bien raison ; ils se contentaient de vendre leur vinaigre, croyant sagement qu’il n’est pas permis à l’homme de blasphémer, parce que le voisin est plus riche que lui ; ils ne rimaient pas, parce qu’à ce métier on perd le prix de sa journée. Ils ne criaient pas tout à la fois contre le besoin et le travail, parce qu’ils savaient que le travail est le remède du