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REVUE LITTÉRAIRE.

de M. Alphonse Karr, je fus frappé d’un passage où le héros, qui fumait sa pipe et conversait avec un ami sur les intérêts les plus positifs de ce monde, est tout à coup entraîné, par un impétueux élan de l’ame, à dépeindre la femme qu’il aurait aimée. L’homme qui parle est un étudiant, le vin de l’orgie a suspendu plus d’une fois des gouttes vermeilles à ses moustaches blondes : eh bien ! jamais adoration plus fervente que celle qui s’échappe de son ame ne s’est adressée à la pureté. Quand la jeune fille qui lui serait destinée serait venue au monde comme Miranda, dans une île perdue au sein de l’Océan, quand elle vivrait seule avec son père, il serait jaloux des baisers paternels, il craindrait à chaque instant de voir l’éclat de son front terni par le souffle d’une mauvaise pensée. Ce sentiment, que M. Karr a exprimé dans d’autres endroits encore avec une poésie chaleureuse, M. de Balzac semble ne l’avoir jamais éprouvé ; son odieuse expression en est la preuve. Unir virginité et savante, c’est le plus barbare, le plus affreux, le plus absurde accouplement de pensées et de mots qu’on ait jamais pu inventer.

Le roman de M. de Balzac aurait été mille fois moins immoral s’il avait placé dans la vie de ses héroïnes ces passions qui fondent sur le cœur comme un orage et y déracinent tous les principes. La grande immoralité de cet ouvrage consiste en ce qu’il y a de régulier, de sanctionné par les lois dans les actions qu’il explique. Moins il y a de drame et d’évènemens dans ce livre, plus il se rapproche de la vie ordinaire, plus cette immoralité augmente, parce qu’alors il prend tout-à-fait la forme d’un traité pratique. Au reste, l’idée que l’auteur a voulu effectivement y renfermer un traité de la vie conjugale, est l’hypothèse pour laquelle je penche le plus volontiers ; c’est le même ton doctoral que dans la Physiologie du Mariage, les mêmes remarques minutieuses sur les phénomènes les plus infimes de la vie animale. Un pareil livre pourrait être annoté par un docteur en médecine.

Quant au style, il est diffus, violent et désordonné, plein d’expressions fabriquées et d’images incohérentes. Tous ses procédés sont empruntés à la langue intempérante et passionnée des derniers temps de notre littérature, à cette langue qui, possédée du désir de tout rendre, entasse tantôt des métaphores qui s’excluent, et tantôt fait subir aux mots le travail de décomposition que la pensée fait subir aux sentimens. À présent, c’est un langage dont nous pouvons nous rendre compte, parce qu’il répond à des préoccupations, à des inquiétudes contre lesquelles nous avons tous à nous défendre quand nous prenons la plume. Je ne connais pas un seul écrivain dont l’esprit n’ait eu à souffrir de ce besoin irrésistible de combinaisons nouvelles qui rend le style d’aujourd’hui impétueux et tourmenté. Nous comprenons donc fort bien la forme de M. de Balzac, et, tout en le désapprouvant, c’est encore la partie de son œuvre qui nous inspire le plus d’indulgence. Mais, s’il doit arriver une époque où le calme se rétablisse en même temps dans la pensée et dans le langage, où le style perde son éclat fiévreux pour reprendre les fraîches couleurs de la santé, si, dis-je, une pareille époque arrive, il n’est pas dans le roman que nous venons de lire une seule expression qui ne devienne