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pensée de dévouement ne s’est jamais produite, où un sentiment profond n’a jamais jeté ses racines. Quant à son frère, il est hautain, ennuyé et indifférent. Ce n’est pas encore là qu’est le passage le plus curieux de la lettre. L’endroit où se trahissent ces lectures dont nous parlions tout à l’heure, c’est celui où elle trace elle-même son portrait. Elle va aller à son premier bal, et le cœur plein d’émotions, comme le soldat qui va se trouver à sa première bataille, elle se contemple devant la glace et nous dépeint sa beauté. Il existe dans Béranger une chanson très populaire qui m’a toujours inspiré un sentiment répulsif, c’est celle qu’on appelle la Grand’Mère. En mettant j’espère là où il y a je regrette, Mlle de Chaulieu ne fait pas autre chose que de paraphraser dans trois pages de la prose la plus pénible les vers faciles du chansonnier. « J’ai des défauts (nous citons ses paroles) ; mais, si j’étais homme, je les aimerais ; ces défauts viennent des espérances que je donne. » Et aussitôt elle passe en revue toutes ces espérances : ses omoplates dont les lignes deviendront moins saillantes, ses bras dont la rougeur doit disparaître, sa taille qui doit acquérir ce qui lui manque en rondeur et en souplesse. C’est dans ce morceau, qu’il faudrait pouvoir transcrire tout entier, qu’apparaissent le plus l’extravagance et la fausseté de ce livre. Ce n’est pas Marguerite qui tient ce langage en se regardant dans la glace, c’est l’affreux personnage qui est derrière elle, l’odieux compagnon dont les lèvres pendantes ont bu à toutes les coupes de la débauche, dont le pied de bouc a figuré dans toutes les danses des sorcières. Je veux lire dans le cœur de Gretchen, et je lis dans celui de Méphistophélès.

Les lettres de Rénée de Maucombe sont du même style que celles de Louise, elles prouvent on ne peut mieux que les deux amies ont eu une éducation commune. Rénée est la première dont le sort se décide, elle épouse le fils d’un gentilhomme de ses voisins, M. Louis de Lestorade, homme de trente-six ans, qu’une longue captivité en Russie, à la suite des dernières guerres de l’empire, ont frappé d’une précoce vieillesse. Voici le roman qui commence à répondre à son titre. Comment Rénée, pour me servir d’une expression que M. de Balzac met dans la bouche d’une de ses héroïnes, va-t-elle se comporter envers cet animal qu’on nomme un mari ? L’animal a été dompté avant même d’avoir présenté son cou au collier. Rénée domine son futur époux dès sa première entrevue avec lui. M. de Lestorade s’incline devant l’esprit supérieur de sa femme, il est saisi d’une admiration profonde pour sa savante virginité (j’emprunte toujours aux jeunes filles de M. de Balzac leur langage pittoresque). Toutes les lettres de Rénée à Mlle de Chaulieu sont remplies des stipulations bizarres qu’elle a faites avec son mari pour conserver dans le mariage son indépendance. Si elle s’est mariée sans amour, elle a de savantes recettes dont elle fait part à son amie pour se créer une sorte de bonheur qui le remplace ; et, d’ailleurs, elle sent qu’elle va bientôt avoir le refuge de la maternité. Pendant qu’elle ajoute ainsi en parole et en action de nouveaux chapitres à la physiologie du mariage, Mlle de Chaulieu suit une route entiè-