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surprend sans cesse à excuser ; ce n’est pas non plus cette immoralité passionnée des disciples de Jean-Jacques dont les sources profondes jaillissent des parties les plus reculées du cœur, entraînement aveugle dont l’ardeur subjugue quelquefois et que sa sincérité fait toujours absoudre ; non, c’est une immoralité pédante, érudite, presque inconnue aux gens du monde, celle que les goûts malsains des écoliers leur font déterrer au fond des traités de médecine. Or, concevez-vous l’homme qui a écrit les Contes drolatiques et maint autre livre de la même nature s’ingérant tout à coup de traiter le sujet qui demanderait les plus chastes graces, la plus exquise fraîcheur d’imagination et de style, l’épanouissement des premières pensées que l’amour fait éclore au fond d’une ame pure, les premiers rayons d’espérance que ses jouissances pressenties jettent sur le front de la jeune fille, les premières ombres de mélancolie que ses jouissances satisfaites font descendre sur celui de la femme ? M. de Balzac n’a rejeté aucune des difficultés de la matière qu’il s’était choisie. Son histoire commence au dernier jour que ses deux héroïnes passent dans leur couvent ; il n’a pas voulu qu’un seul évènement de la vie des femmes, une seule de leurs impressions, échappât à son analyse. Louise de Chaulieu et Rénée de Maucombe sont deux pensionnaires unies entre elles par une de ces ardentes et enthousiastes amitiés dont les grands jardins des couvens ont tous caché sous leurs ombrages les épanchemens romanesques. Toutes deux, sorties en même temps des lieux où leurs vies étaient confondues, se séparent pour aller poursuivre des destinées différentes. Rénée de Maucombe va attendre en province l’amour paisible de quelque gentilhomme campagnard, Louise de Chaulieu va chercher à Paris les brillantes conquêtes ; l’une appartient à une famille noble, mais assez pauvre, de la Provence ; l’autre est la fille d’un duc et pair, confident et favori de Louis XVIII, car la scène se passe sous la restauration. Toutes les deux doivent s’écrire. Ce sont leurs lettres qui vont nous mettre au courant de tous les incidens de leur vie et de toutes les émotions de leur cœur. C’est Louise de Chaulieu qui écrit la première. Quel style, grand Dieu ! La pensionnaire de M. de Balzac nous fait croire à tous les bruits qu’on répand sur les couvens. Il faut, pour qu’elle ait à sa disposition le langage dont elle se sert, qu’elle ait caché dans son pupitre, dès l’âge où elle a su lire, tous ces mauvais livres, à titres étranges, qu’on n’a jamais vus qu’au collége où le démon lui-même a l’air de les glisser. D’abord elle parle de sa mère dont elle analyse la beauté avec une inquiétude envieuse et jalouse : c’est une femme encore jeune et belle. Louise a déjà deviné qu’il existe une séparation tacite entre le duc de Chaulieu et sa femme, mais elle n’a pas encore découvert que la duchesse cache une intrigue dont une des lettres qui suivent nous apprend l’existence. Sa mère ne l’a jamais aimée, elle est froide, vaine et égoïste. Son père est le grand seigneur que les romanciers nous ont décrit cent fois et qu’ils destinent particulièrement au rôle de père et d’époux ; il a une belle tournure, des manières charmantes, mais il a une ame où une