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on souffre de voir mêlés à une narration bouffonne les sentimens sacrés et les ombres augustes dont l’ame du romancier écossais, en dépit de tous ses efforts, sentait et exprimait si bien la touchante poésie. J’adresse ce reproche à M. Eugène Sue avec d’autant plus de sécurité, que les tendances de sa nature, les convenances et le respect qu’il a toujours conservés dans ses livres vis-à-vis de certaines grandeurs, me donnent la certitude qu’il me comprendra.

En résumé, le Morne-au-Diable offre à l’imagination l’attrait d’un de ces longs et bizarres récits qu’on se fait à soi-même pour tromper l’ennui d’un voyage sur un grand chemin. Peut-être même l’amusement que j’ai pris à toutes ces chimères m’a-t-il amené à en parler trop long-temps. Ce n’est point pourtant que l’illusion du plaisir nous aveugle sur la valeur de l’ouvrage : nous l’avons dit, pour absoudre un pareil livre, il faut ne lui appliquer aucune des règles d’une critique sérieuse. En vérité, c’est grand dommage, car cette œuvre nous prouve que M. Eugène Sue a conservé une faculté inappréciable, et qu’il possède presque seul parmi les écrivains de ce temps-ci : celle de pouvoir quitter l’air malsain qu’on respire dans les souterrains du roman psychologique pour revenir à l’air et au soleil du roman d’aventures. Certes, il est étrange, profane même, d’évoquer le souvenir d’Arioste à propos du Morne-au-Diable ; et pourtant on dirait par momens que l’imagination de M. Sue a une perception confuse des splendeurs joyeuses qui inondaient de leurs rayons l’ame du poète italien. Les belles dames, les palais éblouissans, les coups d’épée, sont choses qui l’attirent. Si M. Eugène Sue voulait devenir un artiste consciencieux, retoucher à son dessin et préparer soigneusement les couleurs de sa palette, il pourrait peindre avec bonheur des tableaux pleins de mouvement et d’éclat. Quoique son dernier roman ne soit qu’une esquisse et une esquisse des plus incorrectes, on y distingue des personnages bien posés, des détails heureusement saisis, des perspectives indiquées avec talent. Enfin, quand M. Sue n’aurait pas eu d’autre mérite, nous devons lui savoir bon gré de nous avoir tirés un instant du labyrinthe obscur, sinueux, inextricable, où M. de Balzac nous ramène avec les deux gros volumes d’analyse philosophique et morale qu’il a appelés : Mémoires de deux jeunes Mariées.

Tout ce que je disais tout à l’heure sur la forêt que nous décrit M. Sue, appliquez-le au roman de M. de Balzac. Des rameaux échevelés, des plantes exubérantes, une végétation monstrueuse, un fouillis de choses mauvaises, des herbes parasites et des bêtes rampantes, figurez-vous tout cela moins la majesté des grands arbres, le ciel qu’on voit à travers les branches, et vous aurez une idée de l’impression que ce livre laisse dans l’esprit. L’auteur de la Physiologie du Mariage donne à ses œuvres une sorte d’immoralité qui lui est particulière, et dont je le croirais volontiers l’inventeur. Ce n’est pas cette immoralité légère, toute dans l’image, toute à la surface, que présentent La Fontaine et Parny, libertinage railleur qui s’accuse lui-même et qu’on se