Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/988

Cette page a été validée par deux contributeurs.
978
REVUE DES DEUX MONDES.

où l’on ne peut plus contenir l’impatience qu’éprouvent les partisans de Jacques de voir leur cher duc au milieu d’eux. Croustillac se dévoue bravement, il tire d’une cassette comme celle où le pâtre de La Fontaine renfermait sa souquenille et sa panetière, l’humble et audacieux costume qu’il portait avant de revêtir les ordres et le manteau du Stuart, il reprend son vieux pourpoint râpé dont les nombreuses fentes ont l’air de jeter des regards philosophiques sur la vie, il redevient l’hidalgo gascon qui nous a fait rêver à Cervantes, il enfonce fièrement son feutre déformé sur sa tête, et, la main appuyée sur sa rapière de lansquenet, il attend les partisans de Jacques de Monmouth. Parmi ces vaillans gentilshommes, trois seulement connaissaient le prince, lord Dudley, lord Rothsay et lord Mortimer. Ce sont eux qui arrivent les derniers, quand Croustillac, malgré son bizarre accoutrement, a déjà reçu toutes les protestations de la fidélité et excité toutes les explosions de l’enthousiasme. Le scandale redouté éclate avec une incroyable violence ; la fureur des lords, dont l’un avait voulu qu’on le traînât aux pieds de Jacques malade et blessé, ne connaît plus aucune borne. On menace l’aventurier de le pendre au haut d’un mât ; c’est à grand’peine que le capitaine du vaisseau obtient pour lui la formalité dérisoire d’un jugement militaire. Mais, au moment où le tribunal improvisé apposait en toute hâte des formules juridiques à son passeport pour l’autre monde, voilà qu’un léger brigantin armé pour la course passe à côté de la frégate royale de France et la salue d’un coup de canon. Tout le monde se précipite sur le pont, et l’on aperçoit sur le tillac du brigantin un homme splendidement vêtu qui n’est autre que Jacques de Monmouth lui-même. Jacques, qui prévoyait les funestes suites du dévouement de Croustillac, est venu à temps pour les prévenir. Il justifie le Gascon, adresse à ses compagnons d’éternels adieux, et malgré leurs supplications désespérées, malgré les menaçantes prières de l’envoyé de France, il s’éloigne à toutes voiles en défiant à la course la lourde frégate qui le poursuit. Croustillac ne s’en était pas rapporté à l’intercession du prince ; pendant que Jacques parlait, il s’était jeté à la mer pour aller le rejoindre, et le voilà maintenant qui fuit le péril et les grandeurs avec l’illustre rejeton des Stuarts. On voit que ce n’est pas dans le naturel et dans la vraisemblance qu’il faut chercher le mérite de cette scène ; son mérite, il est dans le mouvement et le pittoresque du tableau. Eh bien ! toute amusante qu’elle puisse être, j’ai cependant à son sujet une querelle à faire à l’auteur ; une querelle sentimentale, j’en conviens, mais dans laquelle je suis sûr d’être approuvé. J’ai été fâché de voir entrer dans une œuvre où les détails grotesques abondent, où la folie domine, ces nobles et touchantes peintures que Walter Scott nous a si souvent présentées avec cette grace de regrets voilés et de tristesse contenue que lui inspirait le souvenir des Stuarts. Quand on a été atteint à l’esprit et au cœur de la pénétrante mélancolie de ces belles scènes d’adieux que les rivages de l’Écosse ont vu se renouveler tant de fois, quand on se souvient de Redgauntlet et de la royale figure de Charles-Édouard,