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cette lumière merveilleuse. Elle éclairait d’une teinte rougeâtre d’adorables lointains, et jetait d’ardens reflets sur les épaules veloutées d’une belle fille brune. Si M. Eugène Sue n’avait pas lui-même tari cette verve de coloriste, perdu comme à dessein cet éclat et cette fraîcheur dans la desséchante activité des labeurs quotidiens, la description du Morne-au-Diable lui aurait fourni l’occasion d’étaler de nouveau les richesses de sa palette. Il y aurait un pendant au tableau qui est resté dans notre esprit. Quoiqu’elle n’offre plus que des nuances bien affaiblies, la peinture de l’habitation américaine a de quoi sourire encore à l’imagination. Au sommet d’une montagne que des précipices environnent, au milieu d’une nature effrayante, on découvre une maison délicieuse, qui tient à la fois du cottage et de la villa, un pavillon dont les portes s’ouvrent sur un de ces gazons d’émeraudes qui nous font seuls aimer l’Angleterre, et dont les terrasses dominent un bois d’orangers, neige éblouissante semée de boules d’or, pour me servir d’une expression poétique de l’auteur. On devine que la Barbe-Bleue, l’habitante de ce séjour, celle que défendent tant d’obstacles et tant d’épouvantes, est une divine créature qui trouverait toujours des maris, quand même elle couronnerait les murailles de son parc des têtes de ses époux. C’est une beauté blonde, rose et enfantine, dont nous savons gré à M. Sue d’avoir tracé le portrait, car nous aimons que les romanciers soient fidèles au vieil usage de peindre l’héroïne et de la faire aussi charmante que possible. Croustillac s’enflamme pour cette merveille. Les qualités loyales du chevalier, sa bravoure et son bon cœur inspirent à la dame, sinon de l’amour, du moins de l’estime et de la confiance. Après quelques tentatives de mystification fort divertissantes, elle se décide à lui apprendre que tous les bruits qu’on répand sur elle, et qu’elle-même cherche à entretenir dans l’intérêt de sa sûreté, sont de faux et ridicules mensonges, qu’elle est entourée d’un mystère dont elle doit lui cacher la nature, mais qui n’a rien de surhumain et de cabalistique. Ce mystère, une série d’évènemens bizarres le révèle au chevalier, et je dois dire que la découverte est une surprise aussi grande pour le lecteur que pour Croustillac. La Barbe-Bleue est la femme de Jacques de Monmouth, fils naturel de Charles II. La retraite dans laquelle elle vit, les affreux soupçons qu’elle laisse planer sur son compte, ont pour objet d’augmenter la sécurité du prince dont le sort est lié au sien. M. Eugène Sue a supposé que Jacques de Monmouth, après sa conspiration contre son oncle, avait été sauvé par le dévouement d’un ami exécuté à sa place devant le peuple de Londres. C’est une supposition qui, pour avoir été faite mainte fois, n’en est pas moins téméraire, et pourtant je regrette que le romancier se soit cru obligé de se justifier, en cousant une longue note de Hume à un de ses spirituels chapitres. Nous ne cherchions pas, dans le roman du Morne-au-Diable, un appendice à l’histoire d’Angleterre. Jacques de Monmouth était le fils d’un fort aimable souverain et d’une fort belle actrice ; il avait une noble et gracieuse figure, qui lui faisait à elle seule des partisans ; lui voilà des droits incontestables à figurer dans