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gain ou la perte est presque ignorée par celui qui les livre. C’est tout au plus si M. Dumas sait maintenant le sort de sa pièce. Aussi nous tâcherons de nous y arrêter le moins possible, car pourquoi donnerions-nous à une œuvre plus d’importance que l’auteur ne paraît lui en donner ? Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y avait assez d’intérêt dans ce drame pour défrayer ses cinq actes. Ni la facilité, ni le mouvement, ni la science de la mise en scène, n’avaient fait défaut à M. Alexandre Dumas ; mais quand le public a retrouvé sur cette même scène où la veille encore retentissaient les vers de Corneille, la prose que tous les matins chacun lit au bas de son journal, cette prose du feuilleton, banale, superficielle, où puise le don Juan de la boutique, comme le Mirabeau du café puise à celle du premier-Paris, sa conscience et son goût se sont révoltés. Certes, la salle ne présentait pas cet aspect orageux, cette physionomie agitée qu’on a si souvent remarqués aux jours des premières représentations. Les idées d’innovation enthousiaste ou de résistance opiniâtre, dont la manifestation bruyante troublait jadis toutes les solennités théâtrales, ne fermentaient dans aucun esprit. Quand la toile, en se levant, nous a laissé voir des échelles de cordes rampant le long des murailles, des hommes à manteaux sombres tentant l’escalade, d’autres faisant le guet, des masques, des toques à plumes, des torches, de longues épées, nul n’a réclamé contre tout cet appareil. Si, du haut des murs où ils étaient perchés, les personnages de M. Dumas avaient dit de bonnes choses, on les eût applaudis d’aussi grand cœur que s’ils eussent été dans la position du monde la plus naturelle. Il ne s’agissait point de donner raison à Shakspeare contre Racine, ou à Racine contre Shakspeare. Le public était également disposé à se transporter sur la plate-forme du château d’Elseneur ou dans le péristyle du palais de Pyrrhus, pourvu qu’il y rencontrât la poésie. Si la poésie avait été sur les toits de Florence, il ne se serait pas effrayé de l’ascension. Ce n’est donc point au public qu’il faut s’en prendre ; quelques critiques ont accusé le sujet, je crois que le sujet mérite aussi d’être justifié.

Il y a huit ans, dans un livre empreint d’une sérieuse étude des grands maîtres et d’une toute jeune, d’une toute charmante originalité, M. de Musset jeta un drame appelé Lorenzaccio. Où avait été puisée l’inspiration qui fit éclore cette fantaisie ? Je vais le dire : dans les regards qu’attachent sur vous, au bout des longues galeries, ces beaux portraits d’hommes aux pourpoints noirs qui ont des dagues au côté, dans une lecture intelligente et passionnée de Shakspeare, comme celle qu’en faisait Wilhelm Meister, alors qu’il rêvait le rôle d’Hamlet, dans une préoccupation habituelle des marbres, des ciselures, des belles épées et des coupes élégantes, dans une foi d’artiste vive et sincère, dans cet amour instinctif de l’Italie que les ames de poète ressentent toujours, malgré les mauvais vers qu’elle inspire et les touristes dont elle entretient les fastidieuses manies. Lorenzaccio fut donc créé des meilleurs élémens qui puissent former une œuvre d’art. La Florence du XVIe siècle ne parut pas à M. de Musset un théâtre indigne pour les conceptions de son