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« Mon enfance a pour elle d’autres sources de souvenirs maternels qui semblent lui devenir plus délicieux tous les jours. Elle me cite une foule de traits de ma tendresse, dont elle ne m’avait jamais parlé, et dont elle me rappelle fort bien tous les détails. À chaque moment que le temps ajoute à mes années, sa mémoire me rajeunit : ma présence aide à sa mémoire.

« Ma jeunesse fut plus pénible pour elle. Elle me trouva si grand dans mes sentimens, si éloigné des routes ordinaires de la fortune, si net de toutes les petites passions qui la font chercher, si intrépide dans mes espérances, si dédaigneux de prévoir, si négligent à me précautionner, si prompt à donner, si inhabile à acquérir, si juste, en un mot, et si peu prudent, que l’avenir l’inquiéta.

« Un jour qu’elle et mon père me reprochaient ma générosité, avant mon départ pour Paris je répondis très fermement que « je ne voulais pas que l’ame d’aucune espèce d’hommes eût de la supériorité sur la mienne, que c’était bien assez que les riches eussent par-dessus moi les avantages de la richesse, mais que certes ils n’auraient pas ceux de la générosité. »

« Elle me vit partir dans ces sentimens et depuis que je l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but, ni la nature. Elles m’ont procuré quelquefois des témoignages d’estime, des possibilités d’élévation, des hommages même dont j’ai pu être flatté. Mais rien ne vaut, je l’éprouve, ces suffrages de ma mère. Je vous parlerai d’elle pendant tout le temps que nous nous reverrons, car j’en serai occupé tant que pourra durer ma vie. La sienne est bien affaiblie. Elle ne mange presque pas et souffre souvent d’un asthme sec qui est l’infirmité décidée où la délicatesse de son tempérament a abouti. Elle dit cependant qu’elle se porte bien ; mais elle se trompe et nous trompe : sa résignation domine maintenant sur toutes les autres perfections qui avaient autrefois tant d’éclat…

« Je ne sais trop ce que j’ai pu vous dire dans cette lettre. Suppléez à tout ce qui peut y manquer, car pour rien au monde je ne la relirais. La dernière m’avait soulagé ; mais j’ai mal pris mon temps pour celle-ci. Hier a été un mauvais jour, et je m’en ressens aujourd’hui. Ne vous en mettez pas en peine, car je serai guéri demain, ou tout au moins après-demain.

« Je vous supplie de nous écrire plus souvent, et d’être persuadée qu’en cela vous avez à craindre notre appétit plus que notre satiété. Il y a l’encore de la faim, l’encore du désir, l’encore aspiratif, l’encore