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JUGEMENS LITTÉRAIRES, PENSÉES ET CORRESPONDANCE.

ont toujours raisonné de la manœuvre, sans la connaître, et qui ne sauraient pas même conduire un batelet dans des eaux douces.

« Une fausse science va succéder à l’ignorance, et une fausse sagesse à la folie. On fera mal avec méthode, avec sérénité et avec une inaltérable satisfaction de soi-même. Chacun, content de ses principes et de ses bonnes intentions, nous fera périr de langueur, dans de certaines règles, et avec art. On a modifié un mauvais système ; mais on se gardera bien d’y renoncer. Eh ! comment se pourrait-il qu’on y renonçât ? Nos gens d’esprit n’ont d’esprit que par lui, et n’ont pas d’autre esprit que lui. Il faudrait, s’ils se désabusaient de leurs doctrines, qu’ils se désabusassent aussi de tout le mérite qu’ils ont et de tout celui qu’on leur croit. Il faudrait ce qui ne se peut :

« Convertir un docteur est une œuvre impossible. »

« Que le ciel désengoue Bonaparte de ces messieurs, et, à ce prix, qu’il le conserve ; car, malgré nos anciens dires, la nature et la fortune l’ont rendu supérieur aux autres hommes, et l’ont fait pour les gouverner ! Mais je n’attendrai rien de bon de son pouvoir ni de sa capacité, tant qu’il sera assez sot pour croire que Sièyes même a plus d’esprit que lui. Cet homme a dans la tête une grandeur réelle qu’il applique à tout ce qui se trouve avoir, autour de lui, une grandeur de circonstance. Il confond les individus avec les essences ; il prend l’Institut pour les sciences, les écrivains pour des savans, et les savans pour de grands hommes. Son esprit vaste porte en soi les erreurs et les vérités d’un siècle qui admire trop. Sa raison le détrompera avec le temps ; mais, en attendant, ses préjugés régleront sa conduite en beaucoup de points essentiels, et ses conseillers épaissiront ses préjugés. Quel dommage qu’il soit si jeune, ou qu’il ait eu de mauvais maîtres ! Il laissera, je crois, dans les têtes humaines, une haute opinion de lui ; mais, s’il vit peu, il ne laissera rien de durable, ni qui soit digne de durer.

« Voilà ce que je pense sur un homme et des changemens qui occupent certainement beaucoup votre attention, comme ils ont occupé la mienne. Je n’ai partagé ni vos ravissemens, ni ceux de mon frère ; mais j’ai pris à tout un intérêt aussi vif que celui que vous avez pu ressentir. J’ai peu espéré pour l’avenir ; mais j’ai joui avec délices de ce moment de liberté, dont tous les partis, tous les hommes, se sont sentis tout à coup en possession, et dont presque tous ont usé. J’en fais usage à mon tour, dans ce peu de politique