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JUGEMENS LITTÉRAIRES, PENSÉES ET CORRESPONDANCE.

son personnage ; mais il sacrifie ainsi la pièce à l’acteur, et la fable au masque.

Le Phédon est un beau tableau, admirablement composé ; il y a de belles couleurs, mais fort peu de bonnes raisons.

Aristote a rangé dans la classe des poésies épiques les dialogues de Platon.

Il a eu raison, et Marmontel, qui le contredit, a mal connu la nature et le caractère de ces dialogues, et mal entendu Aristote.

Platon doit être traduit d’un style pur, mais un peu lâche, un peu traînant. Ses idées sont déliées ; elles ont peu de corps, et, pour les revêtir, il suffit d’une draperie, d’un voile, d’une vapeur, de je ne sais quoi de flottant. Si on leur donne un habit serré, on les rend toutes contrefaites.

Platon, Xénophon et les autres écrivains de l’école de Socrate, ont les évolutions du vol des oiseaux ; ils font de longs circuits, ils embrassent beaucoup d’espace, ils tournent long-temps autour du point où ils veulent se poser, et qu’ils ont toujours en perspective ; puis enfin ils s’y abattent. En imaginant le sillage que trace en l’air le vol de ces oiseaux, qui s’amusent à monter et à descendre, à planer et à tournoyer, on aurait une idée de ce que j’ai nommé les évolutions de leur esprit et de leur style.

Ce sont eux qui bâtissent des labyrinthes, mais des labyrinthes en l’air.

Au lieu de mots figurés ou colorés, ils choisissent des paroles simples et communes, parce que l’idée qu’ils les emploient à tracer est elle-même une grande et longue figure.


Virgile n’eût été, au temps de Numa, qu’un villageois jouant du chalumeau.

Si Fénelon eût vécu sous Hugues Capet, et n’avait eu pour père qu’un laboureur, il n’eût été qu’un humble et pieux religieux, ou un doux curé de village.

Tertullien et Jurieu auraient bouleversé le leur, eussent-ils été des valets.

Bossuet, chez tous les peuples, dans tous les temps et dans toutes les conditions, se fût montré un homme d’un grand sens, d’un grand esprit, et serait devenu l’oracle de sa ville, de son canton, de son hameau, de sa tribu, de ses voisins et de sa famille.

Bossuet n’aurait pas trouvé de nos jours, en France, la langue dont il aurait eu besoin.