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JUGEMENS LITTÉRAIRES, PENSÉES ET CORRESPONDANCE.

fatigue totale, lorsque ce qui était fort est fatigué ; car alors la faiblesse est partout.

Je ne puis faire bien qu’avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière ma faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l’instrument.

Derrière la force de beaucoup de gens, il y a de la faiblesse. Elle est dans le cœur, dans la raison, dans le trop peu de franche bonne volonté.

J’ai beaucoup de formes d’idées, mais trop peu de formes de phrases.

En toutes choses, il me semble que les idées intermédiaires me manquent, ou m’ennuient trop.

J’ai voulu me passer des mots et les ai dédaignés : les mots se vengent par la difficulté.

S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi.

Je suis, comme Montaigne, impropre au discours continu.

De certaines parties naissent naturellement trop finies en moi, pour que je puisse me dispenser de finir de même tout ce qui doit les accompagner. Je sais trop ce que je vais dire avant d’écrire.

L’attention est soutenue, dans les vers, par l’amusement de l’oreille. La prose n’a pas ce secours ; pourrait-elle l’avoir ? J’essaie ; mais je crois que non.

Je voudrais tirer tous mes effets du sens des mots, comme vous les tirez de leur son ; de leur choix, comme vous de leur multitude ; de leur isolement lui-même, comme vous de leurs harmonies ; désirant pourtant aussi qu’il y ait entre eux de l’harmonie, mais une harmonie de nature et de convenance, non d’industrie, de pur mélange ou d’enchaînement.

Ignorans, qui ne connaissez que vos clavecins ou vos orgues, et pour qui les applaudissemens sont nécessaires, comme un accompagnement sans lequel vos accords seraient incomplets, je ne puis pas vous imiter.

Je joue de la lyre antique, non de celle de Timothée, mais de la lyre à trois ou à cinq cordes, de la lyre d’Orphée, cette lyre qui cause autant de plaisir à celui qui la tient qu’à ceux qui le regardent, car il est contenu dans son air, il est forcé à s’écouter, il s’entend, il se juge, il se charme lui-même.

On dira que je parle avec subtilité. C’est quelquefois le seul moyen