Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/949

Cette page a été validée par deux contributeurs.
939
JUGEMENS LITTÉRAIRES, PENSÉES ET CORRESPONDANCE.

Comme Dédale, je me forge des ailes ; je les compose peu à peu, en y attachant une plume chaque jour.

J’aurai rêvé le beau, comme ils disent qu’ils rêvent le bonheur. Mais le mien est un rêve meilleur, car la mort même et son aspect, loin d’en troubler la continuité, lui donnent plus d’étendue. Ce songe, qui se mêle à toutes les veilles, à tous les sang-froids, et qui se fortifie de toutes les réflexions, aucune absence, aucune perte ne peuvent en causer l’interruption d’une manière irréparable.

Mme Victorine de Châtenay disait de moi :

« Que j’avais l’air d’une ame qui a rencontré par hasard un corps, et qui s’en tire comme elle peut. »

Je ne puis disconvenir que ce mot ne soit juste.

Mes effluvions sont les rêves d’une ombre.

Mais, en effet, quel est mon art ? quel est le nom qui le distingue des autres ? quelle fin se propose-t-il ? que fait-il naître et exister ? que prétends-je et que veux-je en l’exerçant ?

Est-ce d’écrire, en général, et de m’assurer d’être lu, seule ambition de tant de gens ? Est-ce là tout ce que je veux ? Ne suis-je qu’un polymathiste, ou ai-je une classe d’idées qui soit facile à assigner, et dont on puisse déterminer la nature et le caractère, le mérite et l’utilité ?

C’est ce qu’il faut examiner attentivement, longuement, et jusqu’à ce que je le sache.

Le ciel n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n’ai de force que pour m’élever, et pour vertu qu’une certaine incorruptibilité.

Je suis propre à semer, mais non pas à bâtir et à fonder.

Le ciel n’avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et ce temps est passé.

J’ai souvent touché du bout des lèvres la coupe où était l’abondance ; mais c’est une eau qui m’a toujours fui.

Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons, mais qui n’exécute aucun air. Aucun vent constant n’a soufflé sur moi.

Je passe ma vie à chasser aux papillons, tenant pour bonnes les idées qui se trouvent conformes aux communes, et les autres seulement pour miennes.

Quand je luis… je me consume.

Mon esprit aime à voyager dans des espaces ouverts, et à se jouer