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Ce qu’il faut redire après les contemporains, à la louange de Desportes, c’est qu’il n’eut pas d’ennemis, et que, dans sa haute fortune, il fit constamment le plus de bien qu’il put aux personnes. D’Aubigné seul paraît l’avoir détesté dans ses écrits, et la Confession de Sancy est envenimée d’injures à ce nom de Tiron. Mais les auteurs de la Ménippée eux-mêmes ne gardèrent pas rancune à Desportes ; ni lui à eux ; Passerat, Gillot, Rapin, on les retrouve tout-à-fait réconciliés, et ce dernier a célébré la mort de son ami dans une pompeuse et affectueuse élégie latine.

Malherbe, à sa manière, fut cruel ; on sait l’exemplaire de Desportes annoté par lui. M. Chastes en a rendu un compte judicieux et piquant[1] ; moi-même j’y ai appelé l’attention autrefois, et j’en ai signalé les chicanes. Il y a de ces hommes prépondérans qui ont de singuliers priviléges : ils prennent le droit de se faire injustes ou du moins justes à l’excès envers les autres, et ils imposent leurs rigueurs, tandis qu’avec eux, quoi qu’ils fassent, on reste juste et déférent : ainsi de Malherbe. Censeur impitoyable et brutal pour Ronsard, pour Desportes, il se maintient lui-même respecté : dans quelques jours, il paraîtra une édition de lui annotée par André Chénier, et qui est tout à sa gloire[2].

Je ne voulais ici que développer l’existence sociale de Desportes, son influence prolongée et cette singularité de fortune qui en a fait alors le plus grand seigneur et comme le D’Épernon des poètes. Il serait fastidieux d’en venir, après tant de pages, à apprécier des œuvres et un talent suffisamment jugés. Un mot seulement, avant de clore, sur sa célèbre chanson : Ô nuit ! jalouse nuit, qui se chantait encore sous la minorité de Louis XIV. Elle est imitée de l’Arioste, du Capitolo VII des poésies diverses : O ne’ miéi danni[3]… Dans le Capitolo précédent, l’aimable poète adressait une hymne de félicitation à la nuit et à tout ce qu’elle lui avait amené de furtif et d’enivré ; ici, au contraire, il lui lance l’invective pour sa malencontreuse lumière. Il faut dire à l’honneur de Desportes que plusieurs des traits les plus heureux de sa chanson ne se rencontrent pas dans l’italien, et que, s’il n’est pas original, il est peut-être plus délicat :

  1. Revue de Paris, 20 décembre 1840.
  2. Dans la Bibliothèque-Charpentier, et par les bons soins de M. Antoine de La Tour, à qui on en doit la découverte.
  3. Je dois à l’obligeance de M. Aroux, traducteur récent de l’Arioste et du Dante, l’indication précise de cette imitation, qui n’avait été jusqu’ici que vaguement dénoncée.