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ANCIENS POÈTES FRANÇAIS.

et après une énumération assez vive :

Tu les peux bien conter, car tu y fus toujours !

Il me semble que l’on comprend mieux maintenant le talent, le rôle amolli et la grace chatouilleuse de Desportes[1].

La seconde élégie ou Aventure, intitulée Cléophon, nous fait pénétrer encore plus curieusement dans ces mœurs d’alors et dans cette fonction aussi séduisante que peu grandiose du poète. Il s’agit en cette pièce de déplorer l’issue funeste du duel qui eut lieu le 27 avril 1578, près de la Bastille (là où est aujourd’hui la Place Royale), entre Quelus, Maugiron et Livarot d’une part, d’Antragues, Riberac et Schomberg de l’autre. Des six combattans quatre finalement périrent, dont surtout les deux mignons d’Henri III, Quelus et Maugiron. Celui-ci fut tué sur la place ; Quelus, auteur de la querelle, ne mourut de ses blessures que trente-trois jours après. Le poète raconte donc le malheur, le dévouement des deux amis, Damon (Quelus) et Lycidas (Maugiron), et l’inconsolable douleur de l’autre ami Cléophon, c’est-à-dire d’Henri III, qui ne quitte pas le chevet du survivant, tant qu’il respire,

Et de sa blanche main le fait boire et manger.

Les souvenirs de Nisus et d’Euryale animent et épurent assez heureusement cette complainte. On y retrouve un écho de ces accens étrangement sensibles que Théocrite a presque consacrés dans l’idylle intitulée Aïtès ; et le poète français ne fait guère que retourner et paraphraser en tous sens ces vers de Bion : « Heureux ceux qui aiment, quand ils sont payés d’un égal amour ! Heureux était Thésée dans la présence de Pirithoüs, même quand il fut descendu dans l’affreux Ténare. Heureux était Oreste parmi les durs Axéniens, puisque Pilade avait entrepris le voyage de moitié avec lui. Bienheureux était l’Eacide Achille, tant que son compagnon Patrocle vivait ; heureux il était en mourant, parce qu’il avait vengé sa mort[2] ! »

  1. Il y a une sotte histoire sur son compte, et qui le ferait poète beaucoup plus naïf vraiment qu’il n’était ; nous en savons déjà assez pour la démentir. On raconte qu’il parut un jour en habit négligé devant Henri III, tant, ajoute-t-on, il était homme d’étude et adonné à sa poésie ! et Henri III lui aurait dit : « J’augmente votre pension de tant, pour que vous vous présentiez désormais devant moi avec un habit plus propre. » De telles distractions seraient bonnes chez La Fontaine ; mais Desportes avait à la cour l’esprit un peu plus présent. S’il parut un jour en tel négligé, après quelque élégie, ce ne fut, de la part du galant rimeur, qu’une manière adroite et muette de postuler un bénéfice de plus.
  2. Il faudrait ici, en contraste immédiat et pour représailles sanglantes, opposer