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malheureux, le mobilier de ce Codrus dont parle Juvénal. Mais enfin la vie était chère à Rome ; on pouvait dire de Rome ce que dit J.-J. Rousseau quelque part de Paris : « À Paris tout est cher, et surtout le pain ! » Après le pain, quand l’empereur ne le donnait pas gratis, rien n’était plus cher à Rome et plus rare qu’un bon professeur. En ce temps-là, toute la jeunesse romaine suivait les leçons d’un très savant et très énergique rhéteur, nommé Orbilius. Cet Orbilius était né tout disposé à l’étude des belles-lettres, il les avait cultivées de bonne heure, il avait été un ardent soldat, il avait été proscrit, il avait vu de près les guerres civiles, les émeutes, toutes les tempêtes ; c’était un homme dur à lui-même et dur aux autres. Il était plein de colères et de caprices. Malheureux professeur ! il comprenait confusément que son enseignement péchait par la base ; comme il ne voulait pas reconnaître les gloires contemporaines, il cherchait en vain, dans la littérature de son pays, des modèles qu’il pût proposer à l’admiration de son jeune auditoire. Il avait été obligé, pour sa dictée de chaque jour, de remonter trois grands siècles jusqu’à Livius Andronicus. Figurez-vous un professeur de rhétorique de nos jours n’ayant à expliquer que le Roman de la Rose ou l’histoire de Berthe aux grans piez. Vous comprenez que notre jeune écolier eut bientôt planté là maître Andronicus pour quelques écrivains moins anciens, Plaute, par exemple, et Térence, et les vers, populaires alors, oubliés aujourd’hui, de Licinius Calvus, qui venait de mourir à trente-trois ans, et même ce brave Ennius, dont le fumier a donné tant de perles à ce bon Virgile. — Là s’arrêtaient les découvertes de notre jeune homme. Si son maître restait fidèle à Livius Andronicus sans vouloir toucher aux écrivains modernes, le disciple s’arrêtait forcément à trois ou quatre poètes qui n’étaient pas passés à l’état d’écrivains classiques. De cette pénurie incroyable dans cette langue latine qui devait faire pour la gloire de Rome bien plus que ses armes, il fallait nécessairement tirer cette conclusion, que la Grèce seule était assez savante et assez remplie de chefs-d’œuvre pour suffire à l’éducation d’un jeune homme de quelque avenir. Athènes ! c’était là le rêve de ces jeunes esprits. Athènes et la toge virile ! Athènes et l’émancipation de la seizième année ! Athènes, c’est-à-dire Homère, Eschyle, Euripide, Sophocle, Démosthènes, Anacréon, Pindare, ce grand aigle ! Athènes, où se portaient en foule les grands noms de la Rome nouvelle, tous les jeunes gens, l’espérance de tant de familles dont les chefs avaient subi la mort ou l’exil, familles abattues par les guerres civiles, et qui ne songeaient qu’à se relever