Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/895

Cette page a été validée par deux contributeurs.
885
DE LA POÉSIE LYRIQUE EN ALLEMAGNE.

ce soit. « J’aimerais mieux mourir, s’écriait un jour Frédérique dans son sommeil, que d’apostropher quelqu’un autrement qu’en lui disant tu. »

Nous nous sommes égaré bien long-temps sur les traces de la visionnaire de Kerner ; peut-être nous pardonnerait-on ces études si l’on savait par quelles gradations nous y avons été amené. En sortant des steppes arides de Kant, on aime parfois à côtoyer les plaines quelque peu luxuriantes de la philosophie de la nature, à se perdre, ne fût-ce que pour un temps, à travers les grands bois mystérieux de Jacob Böhm. Il arrive un moment alors où, la contemplation intellectuelle ne suffisant plus, on en vient à recourir au regard surnaturel du visionnaire, à ce coup d’œil qui plonge au sein de la Divinité et dans les profondeurs de la nature ; on mettrait volontiers Jacob Böhm au-dessus de Schelling, et pour Kant, peu s’en faut qu’on ne le prenne en pitié, tant on a de peine à comprendre, dans cette passion pour la philosophie du sentiment, comment il se fait qu’on ait besoin de tant d’artifices et de détours méticuleux pour arriver à la connaissance des choses, lorsqu’il est si facile d’entrer en rapport immédiat avec la vérité. Qui de nous n’a traversé une semblable crise ? Je ne terminerai pas cependant sans reprocher à Kerner le formalisme philosophique adopté par lui dans ce livre, ce ton de sectaire qui trop souvent tourne à l’aigreur. On aimerait plus de laisser-aller et d’abandon dans ces transcendantes hypothèses, plus de cet illuminisme poétique, de cette sérénité d’ame qu’on respire dans un ouvrage antérieur et par lequel il préludait à la Visionnaire, je veux parler de son Histoire de deux somnambules, divagation charmante où sont touchés, mais avec une grace tout aimable et non prétentieuse, ces mystères d’un monde invisible érigés depuis en articles de foi, où l’hypothèse devenue dogmatique flotte encore dans cette vapeur rose et nébuleuse de l’étoile du matin et de la poésie. D’ailleurs, sans révoquer en doute le moins du monde la sincérité de la visionnaire de Prevorst, sans mettre en cause l’autorité de la parole de Kerner, n’y aura-t-il pas toujours, contre ces phénomènes d’un monde surnaturel envahissant le nôtre, un argument bien fort dans le fait éternellement contestable de l’objectivité des apparitions ?

Nous avons étudié Kerner le visionnaire, le spiritualiste transcendant, le mystique un peu disciple de Van Helmont et de Swedenborg ; il nous reste maintenant à connaître à fond le poète. C’est de quoi nous nous occuperons dans un prochain article. Revenons au véritable sujet de ces études, rentrons à pleines voiles dans la poésie ; en sommes-nous donc sorti ?


Henri Blaze.