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DE LA POÉSIE LYRIQUE EN ALLEMAGNE.

fance au milieu des machines et des calculs de l’industrie, isolé mortellement dans cette vie de la fabrique, véritable cloître des temps nouveaux, affreux cloître où Dieu manque. Pour échapper à ces occupations peu propres à développer le génie poétique, à ces ingrates occupations du comptoir et de l’atelier auxquelles il se livrait depuis deux ans, Justin Kerner n’eut de refuge qu’en lui-même. Il descendit à la fin dans son ame, cette ame mélancolique et profonde où fermentait tout un printemps, comme dans ces enclos abandonnés que nul jardinier ne visite. Ô poète ! il était temps. Et Kerner chanta, et tous ces fils de la quenouille du printemps, fils de soie et d’or, rayons de la lune et du soleil, servirent désormais à son œuvre ; car Dieu l’avait fait tisserand, mais tisserand de toiles merveilleuses, de ces tissus de fées que la reine Mab de Shakspeare aime tant. Des premiers lieds que la muse de Kerner bégaya en s’éveillant, de tous ces lieds qui durent s’exhaler comme autant de soupirs vers le ciel, il ne reste plus rien ; le poète les a brûlés depuis, effaçant de son cœur ainsi que de son livre ces souvenirs douloureux d’une époque d’épreuves et de servitude. Ludwigsburg avait alors pour ministre protestant le poète Conz. C’est à lui que Justin Kerner communiqua ses premiers essais littéraires, à lui qu’il soumit ses traductions de poètes italiens. Conz ne tarda point à remarquer chez son élève de rares qualités de sentiment et d’imagination ; et, sans prédire encore au jeune lyrique la destinée d’un Pétrarque ou d’un Goethe, comme on n’eût certes pas manqué de le faire chez nous, il reconnut aisément l’incompatibilité de vocation. Le pasteur prit en amitié son disciple, l’aida de ses conseils, et fit si bien que, dix mois après, Justin Kerner, secouant la poussière du magasin, se rendit à Tübingen afin d’y étudier la médecine. C’est là qu’il rencontra pour la première fois Ludwig Uhland. Ces deux nobles ames ne pouvaient demeurer étrangères l’une à l’autre ; le sens de la poésie, de la vieille poésie nationale, les unissait d’avance irrésistiblement. Un troisième lyrique devenu célèbre depuis, Schwab, ne tarda pas à se mettre de la partie.

Temps illustre et mémorable pour les lettres allemandes, que celui où les trois poètes fondateurs de l’école souabe, Uhland, Kerner et Schwab, étudiaient ensemble à Tübingen, au plus fort des guerres de l’empire. Goethe et Schiller venaient de trouver la forme classique de la poésie allemande, et l’école romantique, ayant Tieck à sa tête, travaillait déjà à donner à l’idée un sens plus religieux, plus fervent, plus essentiellement germanique, à la forme plus de mou-