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la bonne heure ! Mais cette mâle figure, ce visage si plein et si rond, en vérité vous vous moquez ; ce ne peut être là Kerner.

— Le voilà qui sort de la maison ; je vais l’aborder et vous convaincre que c’est bien lui. Peut-être, en y regardant de plus près, remarquerez-vous alors que cette tête, devenue un peu épaisse, j’en conviens, n’en a pas moins gardé les traits les plus délicats, les lignes les plus symptomatiques de l’esprit ; que cette main qu’il va me tendre est la plus blanche et la plus fine qu’on puisse voir, et qu’enfin ces yeux bruns qu’enchâssent de petites lunettes d’écaille percent à travers avec une vivacité singulière, moins pour énumérer de fantastiques visions, ce qui ne lui arrive guère, à ma connaissance, que pour saisir dans le recueillement et la méditation du silence les phénomènes mystérieux d’un spiritualisme transcendant.

Tout en causant ainsi, nous avions atteint l’auberge qu’on rencontre à l’autre bout de la ville. De là au petit domaine de Kerner il n’y a qu’un pas ; et tandis que nous admirions cette charmante retraite si délicieusement épanouie au milieu du plus frais paysage, nous vîmes le docteur qui s’en revenait gaiement de ses visites du matin. Kerner, m’apercevant à la fenêtre du rez-de-chaussée, me tendit la main du dehors, et nous engagea, mes compagnons et moi, à le suivre chez lui. « Pardieu, docteur, je vous fais mon sincère compliment, vous êtes là comme un scarabée dans un bouquet, » lui dit en l’apostrophant avec sa pétulance ordinaire notre plus jeune compagnon, tout émerveillé du site de cette maison, placée au centre d’un paradis terrestre, et comme noyée dans les arbres, les vignes et les fleurs. — La maison de Kerner est petite, mais agréable, commode, et semble faite à souhait pour l’hospitalité qu’on y exerce. Vous auriez peine à vous imaginer de quels soins affectueux, de quelles prévenances sont entourés les étrangers qui viennent journellement visiter dans son ermitage le poète de Weinsberg. Quant aux amis, nous n’en parlerons pas ; il ferait beau les voir s’installer autre part ! Vous passeriez là des mois et des années, heureux de vous sentir vivre dans cet isolement pacifique, de vous attarder au sein de cette cordiale bienveillance, de vous abandonner au cours de cette hospitalité douce qui ne se laisse pas soupçonner, et semble prendre à tâche d’aller au-devant des scrupules de la discrétion la plus timorée. En effet, vous arrivez, et votre présence n’apporte aucun trouble, aucun dérangement ; vous restez, et l’on vit aujourd’hui comme on vivait hier, et les choses continuent d’aller leur train honnête et régulier. D’abord c’est le docteur-poète, c’est Kerner, assis gravement dans son fau-