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LETTRES DE CHINE.

Chine. Un décret impérial ordonna aux officiers du gouvernement de se réunir dans les salles publiques et d’y pleurer pendant trois jours la perte que l’empire venait de faire. Pendant ces trois jours, toute affaire dut être suspendue. Ils durent, pendant vingt-sept jours, s’abstenir de porter certaines parties de leur vêtement, de contracter mariage et de faire de la musique ; défense leur fut faite de se raser pendant cent jours. Vous remarquerez que toutes ces cérémonies ou privations ne sont obligatoires que pour les officiers du gouvernement. Dans le décret qui les impose aux fonctionnaires chinois, il n’est pas même fait mention du peuple. Le peuple est trop peu de chose en Chine pour qu’on le fasse participer, en quoi que ce soit, à ce qui n’est censé intéresser que le gouvernement. Le peuple est fait pour produire, payer l’impôt, être pressuré, mais il ne doit pas élever les yeux, pas même ses regrets, jusqu’à ceux qui le gouvernent.

À cette époque arriva indirectement la première nouvelle du refus du gouvernement anglais de faire honneur aux traites émises par le capitaine Elliot, pour le paiement de l’opium livré entre ses mains par le commerce anglais. Il est inutile de dire qu’elle produisit une pénible impression sur toute la communauté commerciale. Les récriminations devinrent plus violentes que jamais. Je lis dans un journal de Canton, le Canton Register, du 21 mars, journal rédigé d’ailleurs par M. Slade avec infiniment de talent et d’esprit, et souvent même avec une grande profondeur de vues ; le paragraphe suivant : « Mais si le montant de l’indemnité n’est pas payé, le peuple anglais peut effacer de ses airs nationaux le refrain suivant : Molly, put the kettle on, etc. Il peut vendre des sophas, car il ne les roulera plus auprès de la table du salon pour entendre le son bruyant de l’urne qui bout en sifflant, et puisque quarante millions de livres de thés ne pouvaient l’arracher aux séductions du genièvre, qu’arrivera-t-il lorsque le genièvre sera devenu sa seule pensée ? » Il est certain que le protêt des lettres de change, en rendant probable pour le commerce anglais la perte totale des valeurs qu’elles représentaient, dut singulièrement l’alarmer sur les résultats ultérieurs du différend qui venait de s’élever entre l’Angleterre et la Chine. C’étaient 60 ou 70 millions enlevés d’un trait de plume aux opérations d’une seule place de commerce, et cette place avait perdu beaucoup plus que cette somme depuis l’émission des traites, par suite de l’interruption du commerce. On pouvait évaluer les pertes du marché anglais de Canton, depuis mars 1839 jusqu’en mars 1840, à près de 200 millions de francs. On s’étonnera peut-être qu’une crise aussi grave, et que nos places les plus fortes d’Europe eussent violemment ressentie, n’ait pas été suivie de très grands désastres parmi les négocians anglais en Chine. Je répondrai que la grande masse d’affaires qui constitue le commerce de l’Angleterre avec Canton se fait par commission. La perte pour les négocians commissionnaires était donc limitée. Mais c’est à Bombay, c’est à Calcutta, c’est en Angleterre qu’il faut chercher les terribles conséquences de cette catastrophe. À Bombay, plusieurs riches négocians parsees furent obligés de faire faillite, et leur suicide passa inaperçu au milieu des plaintes que le