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avons laissé les deux cents négocians étrangers au moment où la liberté leur fut rendue après cinquante jours d’une rigoureuse captivité. Le danger passé, toute leur attention se porta bientôt sur les immenses pertes qui devaient être pour eux la conséquence de la reddition de l’opium ; les négocians anglais surtout sentirent que leur commerce en Chine était arrivé à un moment de crise qui devait lui être funeste. L’inquiétude était d’autant plus grande, qu’on n’entrevoyait pas dans l’avenir une solution satisfaisante des questions que les mesures du commissaire impérial Lin avaient soulevées. Un comité des principaux marchands avait décidé qu’il était urgent d’obéir aux injonctions de M. Elliot, qui, on le sait, avait ordonné au commerce anglais, ou du moins aux navires sous pavillon anglais, de s’éloigner de Canton pour n’y revenir que lorsqu’on aurait obtenu la réparation des insultes et des dommages qu’on avait éprouvés ; le sentiment de ce qu’on avait souffert était trop vif encore peut-être pour céder tout d’un coup la place à la voix de l’intérêt. Les mots d’honneur national, de dignité, invoqués par M. Elliot, n’étaient pas non plus sans quelque puissance. On craignait aussi, en refusant d’obéir aux ordres du surintendant, de compromettre la force ou la validité des réclamations qu’on avait déjà adressées au gouvernement britannique. À cette époque, personne n’avait encore songé à désapprouver la conduite de M. Elliot. Il avait fait son devoir en homme de cœur et on lui rendait justice.

Mais quand on vit les navires anglais s’entasser dans la rivière de Canton, quand des masses énormes de marchandises, arrivant de tous les points de l’empire britannique, et cherchant leurs débouchés habituels, furent arrêtées par les dispositions du capitaine Elliot, lorsque surtout on songea aux réclamations que feraient entendre les armateurs et les manufacturiers, aux pertes éprouvées chaque jour par suite de l’interruption du commerce, et à celles qu’auraient à supporter les correspondans d’Europe, on commença à blâmer le surintendant. On trouva qu’il s’était exagéré les dangers de la position commune à Canton ; on dit hautement que Lin avait fait des menaces sans avoir l’intention de les exécuter. On reprocha à M. Elliot d’avoir pris les dispositions qu’on venait tout récemment d’adopter d’un commun accord ; on nia qu’il eût le pouvoir et le droit d’arrêter le commerce anglais et de fixer la limite de son action. Le capitaine Elliot cependant avait été poussé à prendre cette mesure par des raisons dont l’importance devait être suffisamment démontrée aux négocians qui venaient de sortir de prison. Au moment même où Lin tenait les étrangers renfermés à Canton sous le coup d’une affreuse menace, le commerce d’opium, dans les petites îles qui sont situées à l’embouchure de la rivière de Canton et sur presque tous les points de la côte, se faisait par de hardis contrebandiers chinois et européens, avec une activité qui redoublait en raison même de la persécution. N’eût-il pas été imprudent, dans de telles circonstances, de mettre de nouveau en danger la vie et la fortune des citoyens anglais ? N’était-il pas probable que Lin, instruit par l’expérience de son succès récent, se servirait encore, dans le même cas, des moyens de contrainte qui lui avaient si bien réussi, pour obliger le plénipotentiaire anglais