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souvenir des plaisirs de mon enfance, ne puis-je pas conclure que mon bonheur sera complet ? et quelle fureur me porte donc à vouloir ma destruction ? Sans doute, que faire dans ce monde ? puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer ? Si j’avais passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains, et j’attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours ; mais, puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n’est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours où rien ne me prospère ? Que les hommes sont éloignés de la nature ! qu’ils sont lâches, vils, rampans ! Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes embrassent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu’un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, des vils courtisans. Fier, plein du noble sentiment de son importance particulière, un Corse vivait heureux. S’il avait employé le jour aux affaires publiques, la nuit s’écoulait dans les tendres bras d’une épouse chérie, la raison et son enthousiasme effaçaient toutes les peines du jour ; la tendresse et la nature rendaient sa nuit comparable à celle des dieux. Mais avec la liberté ils se sont évanouis comme des songes, ces jours heureux ! Français, non contens de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs ! Le tableau actuel de ma patrie et l’impuissance de le changer sont une nouvelle raison de fuir une terre où je suis obligé par devoir de louer des hommes que je dois haïr par vertu. Quand j’arriverai dans ma patrie, quelle figure faire, quel langage tenir ? Quand la patrie n’est plus, un bon citoyen doit mourir. Si je n’avais qu’un homme à détruire pour délivrer mes compatriotes, je partirais, au moment même ; j’enfoncerais dans le sein du tyran le glaive vengeur de la patrie et des lois violées… La vie m’est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir, et que tout est peine pour moi : elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours, ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. Je ne puis donc pas suivre la seule manière de vivre qui pourrait me faire supporter la vie, d’où s’ensuit un dégoût pour tout. »


Malgré la vivacité du ressentiment qu’exprime ici Napoléon contre les Français, nous avons cru ne rien devoir retrancher de cette note ; car d’un côté le caractère de Napoléon s’y montre tout entier, et,