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SOUVENIRS DE LA JEUNESSE DE NAPOLÉON.

d’exprimer son ressentiment contre les Français. Ce ressentiment se manifeste surtout dans un roman corse écrit tout entier de sa main, et où le poignard joue un grand rôle. Une nouvelle anglaise intitulée le Comte d’Essex, un petit conte oriental appelé le Masque prophète, prouvent que Napoléon aimait à s’exercer en ce genre. Dans ce dernier écrit, qu’on va lire, on trouve déjà sa manière et son style, où dominèrent toujours le saccadé et l’imprévu. Nous reproduisons fidèlement, en corrigeant seulement l’orthographe ; on y verra que Napoléon voulait déjà tout plier au gré de sa volonté. C’est ainsi qu’au lieu d’étudier le français il tranchait les difficultés grammaticales avec son sabre, et qu’il inventait le verbe regrader par opposition à dégrader.

LE MASQUE PROPHÈTE.

« L’an 160 de l’hégire, Mahadi régnait à Bagdad ; ce prince, grand, généreux, éclairé, magnanime, voyait prospérer l’empire arabe dans le sein de la paix. Craint et respecté de ses voisins, il s’occupait à faire fleurir les sciences et en accélérait les progrès, lorsque la tranquillité fut troublée par Hakem, qui du fond du Korassan commençait à se faire des sectateurs dans toutes les parties de l’empire. Hakem, d’une haute stature, d’une éloquence mâle et emportée, se disait l’envoyé de Dieu ; il prêchait une morale pure qui plaisait à la multitude ; l’égalité des rangs, des fortunes, était le texte ordinaire de ses sermons. Le peuple se rangeait sous ses enseignes. Hakem eut une armée.

« Le calife et les grands sentirent la nécessité d’étouffer dans sa naissance une insurrection si dangereuse ; mais leurs troupes furent plusieurs fois battues, et Hakem acquérait tous les jours une nouvelle prépondérance.

« Cependant une maladie cruelle, suite des fatigues de la guerre, vint défigurer le visage du prophète. Ce n’était plus le plus beau des Arabes. Ses traits nobles et sévères, ses yeux grands et pleins de feu, étaient défigurés ; Hakem devint aveugle. Ce changement eût pu ralentir l’enthousiasme de ses partisans. Il imagina de porter un masque d’argent.

« Il parut au milieu de ses sectateurs ; Hakem n’avait rien perdu de son éloquence. Son discours avait la même force ; il leur parla, et les convainquit qu’il ne portait le masque que pour empêcher les hommes d’être éblouis par la lumière qui sortait de sa figure.