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applicable aux peuples ; leur vie se compose de siècles. C’est dans ce vaste cadre qu’il faut contempler la marche périodique des sociétés et des civilisations. À une époque d’amour succède toujours une époque de doute, à une époque de doute succède toujours une époque de foi. Je m’explique. Lorsque, Rome qui avait cru, qui avait eu sa discipline fondamentale, sa religion, et qui avait dû sa grandeur à cette foi, à cette discipline, à cette religion, lorsque Rome antique sentit s’affaisser sous elle la religion et la foi qui l’avaient faite grande, on vit alors s’opérer un retour aux jouissances sensuelles, au culte du corps, à la religion des sens, retour effroyable et gigantesque dont Juvénal et Sénèque le philosophe portent témoignage. Le monde ne pouvait durer ainsi ; la prédominance exclusive d’un principe entraînerait toute civilisation à sa ruine, non-seulement le principe matérialiste, mais le principe bien supérieur du spiritualisme et de l’abnégation des sens. L’équilibre une fois rompu entre ces deux élémens, la civilisation est compromise. Lorsque les causes que Juvénal et Tacite ont rappelées, l’un avec tant d’énergie, l’autre avec une si sublime douleur, eurent travaillé l’empire romain, la littérature mourut, la civilisation s’affaissa, toutes les sources nobles tarirent ; on vit la société s’alanguir. Cette époque, exemple grandiose de la domination des sens, fut suivie immédiatement de la naissance du christianisme, qui vint, sur les cendres de cette religion de l’orgie, fonder le culte de l’ame ; héritant de toutes les théories platoniciennes, stoïciennes, pythagoriques, appliquant et commentant toutes les traditions de l’antiquité, pour les fondre dans cette religion nouvelle de l’ame, qui ne put s’établir d’une manière fixe et solide que lorsque les peuples septentrionaux, venant balayer la poussière des vices romains, infusèrent dans les veines de Rome énervée le sang nouveau qui a suffi à la vie morale et sociale de neuf siècles.

Ces faits historiques sont incontestables : — domination complète du corps, lorsque le polythéisme aboutit à son dernier résultat et dit son dernier mot sous Néron et les empereurs ; — domination par réaction du spiritualisme chrétien pendant le moyen-âge ; — puis, lorsque ce même spiritualisme, que servirent en héros les grands hommes du moyen-âge, depuis les premiers saints jusqu’à saint Thomas d’Aquin, a fait son œuvre et compromis sa propre création en l’exagérant, retour progressif par l’examen à la réhabilitation de la matière et à cette révolution annoncée par les quatre apôtres bouffons que j’ai groupés et réunis.