parler du Tourangeau Rabelais, qui n’attacha pas son nom à une révolution, mais à un livre. Ses premières études, fortes et savantes, lui rapportèrent peu et préparèrent mal sa carrière. Fatigué de publier des commentaires auxquels personne ne faisait attention, de flatter des cardinaux qui lui en savaient peu de gré, et qui lui jetaient de temps à autre l’aumône d’une maigre pitance, il écrivit, après avoir visité l’Italie, ce Pantagruel que vous savez ; encyclopédie fantasque, énorme raillerie non-seulement des rois et des papes, mais de l’ame elle-même ; retour gigantesque à la sensualité, réaction terrible du corps contre la pensée qui avait voulu dominer seule, tyrannie essayée par les sens contre la tyrannie du catholicisme et des doctrines spirituelles.
Les commentaires auxquels on a soumis Rabelais, commentaires grammaticaux et philologiques, n’atteignent pas la profondeur de sa pensée. Il suffit d’ouvrir ce singulier livre pour voir ce que prétendait le railleur. Lorsque Panurge, Pantagruel et Gargantua se sont divertis et, ainsi que l’on disait au XVIe siècle, gaudis dans leur colossale facétie, comme une troupe de phoques bondissant dans la mer du Nord, à quoi aboutit le conteur ? Quel est le temple dont il ouvre la porte ? quel est le sanctuaire dans lequel il pénètre ? Le temple de la matière, la jouissance sensuelle, le bonheur physique, mot définitif de sa philosophie. L’oracle de Bacbuc termine l’ouvrage : « Humez le bon piot et tenez-vous cois ; » la dive bouteille est là devant vous ; c’est elle qui occupe une si vaste et si honorable place dans l’avant-dernier chapitre de Rabelais ; c’est le but unique de son livre, et ce but est un symbole.
Que l’on veuille, en effet, y réfléchir un moment : l’heure de la réaction était venue ; la violence du spiritualisme avait trop long-temps dominé le monde. Il en avait assez de cette compression magnifique et douloureuse. Quand le spiritualisme eut fatigué l’humanité, lorsqu’elle fut lasse d’abnégation, lorsqu’elle se sentit épuisée de macérations et de veilles, lorsque les croisades eurent précipité le Nord enthousiaste sur l’Orient endormi, lorsqu’on sentit que le spiritualisme avait dit son dernier mot, il se fit pendant deux siècles une lente et progressive réaction du matérialisme contre le spiritualisme, et du corps asservi contre l’ame impérieuse. Cette réaction préparée par Abailard, par Occham, par plusieurs des scolastiques du moyen-âge, éclata au XVIe siècle, après l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’Amérique. Elle était inévitable. Avant l’apparition de Luther, on la voit clairement percer et poindre à travers deux