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ne retrouviez ce double caractère : le général et le particulier, la tête et le cœur, l’humanité et la patrie. L’immense Odyssée gravite autour de la petite Ithaque. Quoi de plus colossal que le poème de Dante ? Il traverse le ciel et l’enfer ; et pourtant quoi de plus florentin ? Où trouverez-vous un horizon plus vaste que dans les Lusiades de Camoëns : vous flottez sur des mers inconnues, et cependant quoi de plus portugais ? Vous retrouvez la Lisbonne chérie aux extrémités de la terre.

C’est là l’image de ce que nous avons à faire : d’une part, embrasser l’humanité sans pourtant nous perdre dans une vide abstraction ; de l’autre, nous rattacher de plus en plus à ce pays de France, pour y puiser, pour y renouveler sans cesse en nous le sentiment de la vie réelle, c’est-à-dire accroître, augmenter l’une par l’autre ces deux patries, la grande et la petite.

Pour cela, il ne suffit pas de nous renfermer dans la contemplation de notre glorieux passé, il ne suffit pas de regarder avec envie ou avec un regret stérile les modèles du siècle de Louis XIV. Non pas, il faut les regarder avec émulation ; il faut croire fermement deux choses : l’une, que cette langue que vous parlez n’a pas produit toutes ses œuvres (sans quoi elle serait morte) ; l’autre, que cette terre que vous foulez n’a pas encore produit tous ses miracles. En d’autres termes, il faut, dans les arts, dans les lettres, en toutes choses, travailler à penser, comme si tout était à faire et que rien ne nous fût acquis ni assuré dans l’héritage de nos pères ; car plus s’accroîtra en vérité, en justice, en beauté l’idéal de la France, plus aussi s’accroîtront sa fortune et ses destinées dans le monde réel.

Les peuples étrangers la regardent aujourd’hui avec étonnement, de la même manière qu’elle-même regardait le Nord il y a trois siècles, au milieu des fluctuations, des incertitudes, des orages de la réforme. Ils ne savent quel ferment, quelle fièvre la tourmente ; ils passent tour à tour de l’admiration à la haine, de l’amour à la terreur, sans pouvoir se détacher de ce spectacle. Ils ne savent où elle va, si c’est au triomphe ou à l’abîme, et, dans ces alternatives, il est plus d’un génie rival qui espère qu’au milieu de ces secousses elle laissera tomber de son front la couronne de l’intelligence qui l’a fait reconnaître de si loin et depuis si long-temps. Dans leurs âpres imaginations, je les ai souvent entendus dire que la France, liée à sa révolution, ressemble à ce Mazeppa emporté loin de toutes les routes frayées par le cheval que sa main ne peut régir. Plus d’un vautour le suit et convoite d’avance sa dépouille… Cela est vrai peut-être ; seulement il fallait ajouter qu’au moment où tout semble perdu, c’est alors qu’il se relève au bruit des acclamations de ceux qui l’ont fait roi.


V. de Mars