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REVUE. — CHRONIQUE.

Ce n’est pas qu’il n’y ait eu en Espagne, comme dans le reste de l’Europe, une autre source d’inspirations. L’imitation de l’antiquité y pénètre de bonne heure ; l’imitation de l’Italie y est encore plus précoce ; l’écho de Dante retentit en Castille dès le XVe siècle ; on imite Pindare, Horace ; mais ce qui me frappe comme le trait distinctif de ce génie, c’est la coexistence et la lutte de ces deux littératures, l’une tout indigène, l’autre classique et étrangère. Qui l’emportera de l’une ou de l’autre, de la romance du Cid ou de l’ode de Pindare ? C’est là ce qu’on se demande en lisant les premiers monumens de cette lutte. Enfin, on arrive au XVe siècle : rien n’est encore décidé. L’Espagne aura-t-elle une littérature ? Les poètes de qui dépend l’honneur du pays sont nés : que vont-ils faire ? Il faut voir dans quelles circonstances ils se rencontrent ! D’un côté des traditions informes, mais des traditions indigènes, des chants pauvres, monotones, comme en invente le peuple, mais des chants qui rappellent des lieux, des choses, des noms aimés, en un mot le rocher brut, mais le rocher de la patrie ; de l’autre des littératures universellement admirées et triomphantes, la grecque et la romaine dans tout l’essor de la renaissance, c’est-à-dire d’un côté les acclamations du monde, de l’autre l’obscur écho de la Vieille-Castille ; c’est entre ces choses qu’il faut choisir. Que pensez-vous que feront les poètes espagnols ? Ils n’hésitent pas, ils se décident sciemment ; avec un héroïsme tout castillan, ils ferment les yeux à ces pompes, à ces séductions de la renaissance ; ils rejettent tout l’or de l’antiquité, ils aiment mieux la pauvreté indigène ; ils aiment mieux cette poésie de la glèbe, toute rustique, toute abandonnée qu’elle puisse être. Pendant que le reste de l’Europe bat des mains à la résurrection du génie antique, Cervantes, Lope de Vega, Calderon, rentrent pour ainsi dire seuls dans le moyen-âge pour y chercher, y ressaisir les vestiges du vieux génie espagnol. Ils en ramènent un art nouveau qui ne doit rien à la Grèce, à Rome, à l’Italie, qui doit tout à lui-même. Soit que vous admiriez ou blâmiez tant d’orgueil, vous ne pouvez vous empêcher de voir que la poésie, comme l’histoire de l’Espagne, naît ainsi d’un éclair d’héroïsme.

« Comment d’ailleurs l’Espagne se serait-elle soumise au génie de l’antiquité ? Tout l’emportait hors de l’enceinte de la vieille Europe ; d’abord la lutte, puis la familiarité avec les Arabes, puis la découverte de l’Amérique, l’entraînaient loin du foyer des autres peuples. Il semble même que ce miracle de l’histoire, la découverte de l’Amérique eût dû changer plus violemment la constitution et le génie de ce peuple, lui donner des formes plus extraordinaires encore, du moins plus inconnues de l’ancien monde. Quand vous entendez sur le vaisseau de Christophe Colomb retentir ce grand cri de terre ! vous croyez que l’écho va retentir bien profondément dans les cœurs. Vous cherchez dans les esprits espagnols le reflet de cette nature nouvellement révélée ; vous attendez, vous appelez intérieurement le poète, l’écrivain qui saura donner une voix, une parole à ce continent muet jusque-là. Mais ce poète n’arrive pas, cet écrivain ne paraît pas ; l’Espagne ne conquiert l’Amérique qu’à demi ; elle ne lui prend que son or, elle ne fait pas circuler