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REVUE. — CHRONIQUE.

Au contraire, dans le monde grec et romain, l’homme venant à s’adorer lui-même, les rapports de la poésie et de la religion ont nécessairement changé. Le poète prend la place du prêtre ; c’est lui qui fait les rites, qui compose les dogmes. Homère distribue les dieux comme il lui plaît. Toute fantaisie est sacrée, pourvu qu’elle soit belle. L’homme, se sentant de la même substance que son Dieu, n’a qu’à puiser sa révélation en lui-même ; il fouille dans son propre cœur, il divinise chacune de ses pensées. C’est une émulation entre les écrivains de savoir lequel fera entrer dans l’Olympe le plus de dynasties nouvelles ; en sorte que l’on peut conclure, par opposition à ce que je disais tout à l’heure, que dans cette société il y a moins une religion qu’une poésie, un art, une littérature, puisque la religion est perpétuellement réformée, modifiée, altérée au gré de chaque artiste.

Il en est tout autrement dans la société chrétienne. Là l’homme et le Dieu sont profondément distincts ; ils sont séparés de toute la distance du ciel et de la terre ; et cette distinction, qui apparaît pour la première fois dans le monde, devient le principe de la révélation. Qu’est-il arrivé de là ? que la pensée de Dieu et la pensée de l’homme ont été profondément distinguées, dans les institutions même, par la différence du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; que la religion et la poésie, jusque-là confondues, se sont séparées ; que la voix de l’église et la voix du monde se sont partagées ; que la poésie de l’autel et la poésie séculière n’ont eu presque plus rien de commun entre elles. Et quel signe plus éclatant de ce divorce que la différence même des langues ? L’église et le poète ne parlent plus le même idiome. L’une conserve l’usage de la langue latine, l’autre se sert de langues nouvelles, modernes, vulgaires, inconnues jusque-là. Ils ne s’entendent plus, ils ne se comprennent plus mutuellement. Depuis ce jour, le poète a cessé d’exercer une influence efficace sur les religions positives. Dante n’a pas introduit une seule forme nouvelle dans le catholicisme ; malgré l’effort de toute sa vie, il n’a pu seulement faire canoniser sa muse Béatrix.

Voilà donc une chute évidente pour le poète. Qui en doute ? Ce n’est plus lui qui crée les dieux ; il a perdu le don de l’apothéose ; mais ce qu’il a perdu en autorité, il l’a regagné par la liberté. Sa pensée n’a plus la valeur d’une institution, elle n’a qu’une force individuelle. Ce n’est pas une muse, c’est une fantaisie. Mais aussi, comme ce n’est plus lui qui fait les dogmes, il n’en a pas la responsabilité ; de là il peut tout se permettre, et en effet il ose tout ; il pénètre dans les abîmes où il lui était interdit d’entrer lorsqu’il était l’organe en quelque sorte officiel et légal d’une religion nationale. Comparez à cet égard la circonspection d’un Pindare, d’un Sophocle, aux libertés d’un Dante, ou plutôt d’un Shakspeare, d’un Goethe : vous verrez d’une part un homme retenu par tous les liens de l’organisation sociale dont il est l’expression, de l’autre un homme livré à lui seul, et profitant de cet isolement pour parcourir et créer à son gré le monde des esprits. Cette différence entre le génie des littératures antiques et des littératures modernes, fondée non pas seulement sur une règle arbitraire, mais sur l’essence même des religions, me semble, je l’avoue, la seule féconde.