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LETTRES DE CHINE.

sévères, l’exportation de l’or et de l’argent monnayés ou en barres, et pourtant les mêmes moyens qu’on employait à l’importation frauduleuse de l’opium servaient également à l’exportation clandestine de ces matières précieuses. C’est alors que se succédèrent rapidement tous ces décrets impériaux contre le commerce d’opium, et qu’on voulut remettre en vigueur les lois sur les étrangers, lois de la sévérité desquelles on s’était quelquefois un peu relâché.

Il y a, à une vingtaine de milles des forts qui défendent l’entrée de la rivière de Canton et dans les eaux extérieures de la même rivière, une petite île déserte qu’on appelle Lintin. C’est à l’abri de la muraille que forment les montagnes de cette île que les navires dépositaires d’opium venaient élire domicile. Ces navires, au nombre de cinq ou six, tous d’un fort tonnage, stationnaient à Lintin depuis plusieurs années ; non-seulement ils y avaient jeté l’ancre, mais encore ils avaient enlevé leurs mâts et s’étaient établis comme si la prohibition chinoise n’eût jamais existé. Ces navires servaient d’entrepôt au commerce d’opium qui entrait en Chine par la rivière de Canton ; c’est là que de petits bateaux européens, de nombreuses jonques chinoises, venaient, pour ainsi dire, à la vue des bateaux mandarins placés en surveillance, prendre leur chargement d’opium. Ces jonques chinoises sont des bateaux très légers qui étaient et sont encore probablement montés de cinquante à soixante rameurs et armés de trois ou quatre mauvais canons. On assure que la plupart du temps les commandans des bateaux mandarins étaient en connivence avec les fraudeurs, et que la somme payée à ces fidèles gardiens de la morale publique était, pour ainsi dire, fixée. Il arrivait cependant quelquefois que des embarcations se livrant au commerce d’opium sans l’assentiment des mandarins étaient surprises par les bateaux de la douane, qui les pourchassaient à outrance. Il s’ensuivait une espèce de regatte qui eût mérité d’autres spectateurs. Ce bateau, tout noir, large seulement de quelques pieds, long de soixante ou soixante-dix, avec une multitude de rameurs pressés sur leurs avirons et faisant écumer l’eau autour d’eux ; plus loin, le bateau mandarin, peint de mille brillantes couleurs, couvert de pavillons, volant sur la surface du fleuve avec la même rapidité que la proie qui cherche à lui échapper ; le grand prix qui, pour l’un et pour l’autre, était attaché à la victoire, tout devait donner beaucoup d’intérêt à ce spectacle, qui se représentait souvent. Quelquefois le bateau smuggler échappait à son ennemi, quelquefois aussi sa vitesse le trahissait. Alors les deux embarcations se couvraient de feu et de fumée ; les échos des montagnes retentissaient du bruit de l’artillerie, et un combat acharné se livrait. Presque toujours le bateau mandarin s’en revenait honteux et ses couleurs ternies, tandis que le smuggler, forçant de voiles et de rames, se préparait à de nouvelles luttes et probablement à de nouveaux triomphes ; car l’intérêt du contrebandier doit être bien plus puissant que celui du douanier.

C’est surtout contre les receiving ships (navires-entrepôts) que tonnaient les foudres de Pékin. Chaque année arrivaient de nouveaux ordres de chasser ces navires de la rivière de Canton. Ces ordres étaient fidèlement transmis à