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PEINTRES MODERNES.

Heyden et de ses imitateurs, c’est que d’ordinaire ses tableaux, au lieu de former un seul et même ensemble, se composent de plusieurs parties rapportées ; le peintre exécutait toujours chacune de ces parties d’après nature et recherchait avec une infatigable persévérance le détail qu’il jugeait le plus propre à exprimer exactement sa pensée. On raconte que, pour représenter avec le plus de fidélité possible le lait renversé par la jeune femme, dans son tableau de la Laitière et du pot au lait, il fit répandre chaque matin, pendant quatre mois, une cruche de lait sur la pelouse de son jardin, de sorte que pour cet accessoire il s’endetta avec sa laitière d’une centaine d’écus. Sans doute il y a quelque exagération dans ce récit ; cependant, nous qui connûmes M. de Laberge, nous ne trouvons là rien qui nous surprenne. Nous nous rappelons encore l’agitation fébrile que lui causait la chute de chacune des feuilles de la vigne qu’il peignit dans son tableau du Médecin de campagne. Il avait entrepris l’étude de cette vigne dans une saison un peu trop avancée. Il se désolait, mais sans pour cela rien précipiter ; achevant avec un calme héroïque celles des feuilles qui avaient tenu bon, dessinant jusqu’à leurs nervures, et indiquant jusqu’à l’espèce de moire naturelle qui les revêtait. Quand le vent d’automne eut détaché la dernière feuille, M. de Laberge coupa l’un des sarmens dépouillés et l’emporta dans son atelier, où du moins il put l’achever à sa guise en dépit des élémens. La mort subite du cheval étique que montait son médecin de campagne, cheval choisi entre mille, et, après plus de deux mois de courses dans les environs de Paris, lui causa une véritable douleur. Si la chose eût été possible, il eût, j’en suis certain, retranché plus d’un jour à son existence pour prolonger d’autant celle de la bête agonisante ; elle était si magnifiquement barbue, les angles de sa croupe se dessinaient avec tant de caractère, ses sabots étaient si laborieusement applatis, sa queue tombait d’un air si humble.

Un jour d’hiver je me trouvais dans l’atelier de M. de Laberge, il faisait grand froid. Un tiers arrive, s’installe près du poêle, et, tandis que l’artiste me montrait quelque nouvelle esquisse, glisse sans façon dans le brasier deux ou trois bûches moussues qui gisaient à terre dans un coin. Quelques minutes après, M. de Laberge reprend sa palette et s’assied à son chevalet ; il tourne les yeux vers l’endroit où tout à l’heure il avait laissé les bûches en question, ne les voit plus, pâlit, se lève désespéré, court au poêle et aperçoit le bois tout en feu. Le travail de deux mois était perdu, son modèle brûlait ! M. de Laberge eut à supporter bien des petits chagrins de cette