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fut des plus malheureux. Sa maladresse, sa naïveté même, qui était grande, divertissaient fort tous nos camarades. Ce jour-là, sans mes exhortations (je débutais comme lui, mais j’avais triomphé des premiers obstacles) ; ce jour-là, je crois, il eût jeté de côté papier et crayons, et il eût renoncé pour jamais au dessin.

M. Charles de Laberge persista. Au bout de quelques jours, il avait acquis la conscience de sa force ; au bout de quelques mois, il eût pu à son tour railler ceux qui s’étaient tant amusés à ses dépens.

À la fin de cette même année 1825, je quittai l’atelier de M. Bertin et je perdis de vue le jeune artiste. Je ne le retrouvai que trois ans plus tard. Je me rappelle encore quel fut mon étonnement lorsque, conduit chez M. de Laberge, je vis ses études et ses premiers tableaux. Le jeune peintre, à cette époque, n’avait pas encore arrêté sa manière. Ses compositions étaient dans ce genre heurté alors de mode ; ses études étaient plus précises, elles annonçaient une puissance de couleur peu commune. Le modelé des masses et la solidité des terrains était admirable. L’étude du détail se faisait désirer, et le système d’empâtement excessif que suivait l’artiste la rendait impossible ; l’air et la lumière manquaient également.

Ce même système d’empâtement et de modelé par superposition de tons, M. de Laberge l’appliquait à la figure, qu’il étudiait alors chez M. Picot. Je ne pouvais croire que ces esquisses, d’un relief si extraordinaire, sortissent de l’atelier de ce maître : c’était l’opposé de sa manière sage, mais un peu froide. C’est que M. Picot, comme tout professeur qui a un sentiment juste de l’art, avait dit à son élève dont il s’appliquait seulement à régler la fougue : « Vous sentez de telle manière, exécutez de telle manière ; défiez-vous seulement de l’exagération, respectez la forme, et même, dans vos écarts, soyez toujours correct. »

Dans le principe, M. de Laberge oublia peut-être quelque peu les préceptes du maître ; il se les rappela plus tard, et nous verrons s’il y resta fidèle. M. de Laberge a exécuté plusieurs tableaux dans cette première manière qui rappelle celle des paysagistes anglais, mais avec moins de finesse de couleur et moins de parti pris sur la forme. Comme il n’était pas satisfait du résultat, il n’exposa aucun de ces essais. Il savait attendre et voulait, avant tout, se contenter.

M. de Laberge était arrivé à cette heure critique où l’artiste se trouve placé, comme le demi-dieu de l’allégorie antique, entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité : deux chemins s’ouvrent devant lui, l’un hérissé d’épines, qui doit le conduire à la gloire, l’autre