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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

tique d’ennemi. M. Planche a fait sur ce sujet un de ses meilleurs articles ; la seule critique que nous reconnaissons, nous, c’est la critique utile, ou du moins celle qui a l’intention de l’être : que M. Alphonse Karr en soit convaincu. Nous n’espérons guère le miracle d’une conversion ; pourtant, c’est un espoir qu’il nous serait permis de nourrir sans que la modestie pût s’en offenser, car, à la différence des anciens convertisseurs, c’est nous qui avons le désir, c’est lui qui a la grace, c’est-à-dire la puissance du bien.

Je me souviens d’un admirable dialogue d’Hoffmann, appelé Zacharias Werner. Les frères Sérapion, cette immortelle société que je préfère, même pour sa loyauté et sa franchise, à celle de l’Eldorado des Goethe et des Schlegel, les frères Sérapion sont rassemblés autour d’un bol de punch dans la chambre où se débitent d’ordinaire les récits de Théodore, la chauve-souris spalanzannique. Ce soir-là, le merveilleux piano sur lequel fut peut-être composée Ondine est silencieux ; nulle main ne s’abandonne à une course capricieuse sur son clavier ; on ne fait pas de musique, on ne raconte pas d’histoire. On se livre à la critique, oui, à la critique, car on parle de Zacharias Werner, et on discute les qualités et les défauts de ses œuvres ; mais quelle bonne et excellente critique que cette critique de musiciens et de poètes ! Comme elle est loyale et généreuse ! Si on y sent toute la rectitude du coup d’œil de l’artiste, toute la finesse de son jugement, on y sent aussi toute la chaleur et tout l’enthousiasme de son ame. Quand chacun a déploré la voie funeste où s’égare Werner, Hoffmann prend un verre plein de punch, et devant tous ses amis qui l’entourent, les yeux brillans et humides, il boit à la santé du poète qui s’égare, en lui souhaitant un heureux retour vers de saines régions. Les souhaits que formait Théodore pour le poète allemand, nous les formons pour le romancier français. Certes, nous n’oserions pas plus mettre M. Alphonse Karr en parallèle avec Werner, que nous comparer nous-même à Hoffmann. Chez l’auteur du drame gigantesque de la Croix à la Baltique, la poésie était un fleuve dont les flots, après avoir toujours grossi, allaient se perdre dans un océan plein d’abîmes ; chez l’auteur de Sous les tilleuls, c’est un ruisseau dont l’onde, après avoir toujours diminué, va se perdre dans des sables arides. Mais il existe un rapport entre Zacharias et M. Karr, c’est la déviation effrayante de leur talent ; il existe un rapport entre Hoffmann et nous, c’est la sincérité de nos regrets et la loyauté de nos vœux.


G. de Molènes.