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cheur. Ce n’est pas un Obermann, car, en face des beautés gigantesques et des révolutions éternelles de la nature, Obermann éprouve un sentiment d’oppression douloureuse plutôt que de pacifique admiration. Le vide que son scepticisme fait dans les cieux donne à l’air qui pénètre dans sa poitrine une insupportable pesanteur. Vilhelm n’a pas au fond de son ame plus de croyances qu’Obermann, mais il a une imagination plus calme et plus heureuse ; la nature lui sourit de ce sourire païen dont elle souriait à Goethe.

Vilhelm entend l’existence à la façon royale des lis ; pourtant, comme l’homme est soumis à des besoins qu’une puissance mystérieuse écarte des fleurs, comme il ne peut pas se vêtir avec les rayons du soleil et se nourrir avec la rosée, il faut bien qu’il se résigne quelquefois à rentrer dans cette vie active où il a tant de bonheur à fuir. Alors, ce que j’aime en lui, quand il est réduit à ces nécessités cruelles, c’est la manière calme et fière dont il s’y soumet. Quoiqu’il soit poète, il ne paiera pas d’un secret de son cœur chaque morceau du pain qu’il portera à sa bouche. Il n’évoquera pas les souvenirs sacrés et les chères ombres parce qu’il aura faim. Parce qu’il aura faim, il ne cherchera pas à sentir de nouveau dans ses yeux les larmes divines d’un premier amour, sur ses lèvres le dernier baiser d’une morte. Enfin, quoiqu’il soit poète, ce n’est pas à la poésie qu’il dira de le faire vivre. Il ira au-devant du voyageur pour porter sa malle, ou il prendra un fusil pour tirer les guillemots sur le bord de la mer. Si, par hasard, c’est de la plume qu’il lui prend fantaisie de se servir comme gagne-pain, il s’en sert comme faisait Jean-Jacques quand il n’écrivait ni pour son cœur, ni pour la gloire, c’est-à-dire qu’il l’emploie à une œuvre manuelle et sans valeur. Au lieu de copier de la musique, il rédige les discours du maire et du commandant de la garde nationale d’Étretat, car Vilhelm habite Étretat, quoiqu’il soit d’origine allemande. C’est une pernicieuse manie que celle de vouloir reconnaître à toute force dans les héros de la fiction les hommes qu’on a coudoyés. Il faut se défier d’interprétations que font d’ordinaire la malignité et la sottise. On peut affirmer cependant que Vilhelm existe. Vilhelm n’est plus un homme de vingt ans ; son ame a jadis servi d’écho à d’autres bruits que ceux de la mer. Mais je voulais oublier sa vie et ne plus voir en lui qu’un hardi compagnon et un noble paresseux. Hélas ! c’est chose impossible ; on m’apprend que Vilhelm va quitter de nouveau ce glorieux repos dont il était si fier et qu’il interrompait quelquefois seulement en traduisant à ses amis connus et inconnus quelques-unes