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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

ces divisions savantes, nous n’aimons pas plus à mettre des étiquettes sur les poètes que sur les roses. D’ailleurs, quand, au lieu d’avoir cette aversion pour tout ce qui sent l’esprit laborieux de la science, nous aurions l’amour des classifications, le talent de M. Karr déjouerait tous les efforts que nous ferions pour lui assigner une place dans les divisions et subdivisions d’une flore poétique : il est original. Ce qui lui a manqué, c’est cette élévation salutaire qui peut seule remplacer chez l’écrivain l’austérité des principes. Il s’est accommodé sans lutte, sans combat, sans effort, aux exigences les plus tyranniques des débuts, au lieu de reculer devant elles avec une répulsion instinctive. Si par la nature de son esprit M. Karr diffère des écrivains qui l’environnent, on voit que, par la façon dont il a conduit sa vie, il rentre dans une classe nombreuse. Son existence littéraire n’est pas autre chose que ce drame éternel dont nous faisions tout à l’heure l’esquisse à grands traits : la débauche intellectuelle acquérant sur le cerveau, où elle est entrée grace à une folle insouciance ou à des complaisances coupables, une puissance fatale qui lutte contre des instincts généreux, et finit, sinon par les étouffer, du moins par les asservir.

M. Alphonse Karr est né en 1808. Il est le fils d’un artiste, et je l’en félicite, car, après l’épée, c’est le chevalet ou le clavecin que j’aime le mieux voir auprès du berceau. Au reste, voilà à peu près les seuls détails biographiques que j’ai voulu recueillir sur son compte en dehors des actes de son existence littéraire. Ce n’est point que je méprise la lumière dont la vie d’un homme éclaire ses écrits ; c’est plutôt que je pousse le respect de la vie privée jusqu’au dédain des interprétations les plus faciles et des mystères les plus transparens. Je ne recherche pas le secret du nom dont l’auteur lui-même trace les premières lettres en tête de ses livres ; libre à lui de faire servir ses romans au dénouement des drames de son cœur ; un billet d’amour n’en est pas moins sacré parce qu’il est entr’ouvert. Tout ce qu’on a le droit de prendre dans la vie de M. Karr pour expliquer ses romans et ses pamphlets, c’est ce qu’il nous donne lui-même, — peut-être avec une trop grande complaisance, — de détails sur ses travaux et sur ses loisirs. Encore ferons-nous un usage discret de ces confidences, que nous partageons avec tous ses lecteurs. Nous sommes de ceux qui aimeraient autant que Montaigne ne se fût pas donné la peine d’apprendre à la postérité quels étaient les mets les plus agréables à son palais et les exercices les plus salutaires à son estomac. Au reste, c’est plus tard, lorsque nous arriverons à l’instant où M. Karr entreprend de soutenir