Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/557

Cette page a été validée par deux contributeurs.
547
LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

mière atteinte serait portée à l’incrédulité et à l’indifférence, c’est-à-dire aux racines du mal qui trouble et humilie la société jusque dans la joie de ses conquêtes et l’orgueil de ses progrès. Persuadez-lui qu’elle a quelque chose à croire, et elle aura fait un grand pas.

Pour son bonheur et pour son honneur, à son grand dommage et à sa grande honte, l’homme est inconséquent. Il n’est jamais ni aussi bon ni aussi mauvais que ses opinions. La perfection suprême, ou la dépravation dernière qui serait le résultat logique de ses principes, trouve une prompte limite, soit dans la faiblesse de sa nature, soit dans l’autorité de sa conscience. Toujours il subsiste en lui quelque chose d’inexplicable et quelque chose d’incorruptible, et dans le mal même l’homme n’est pas infini. Bien plus, quelquefois ses convictions demeurent oisives et stériles dans sa pensée, et n’exercent aucune puissance sur l’inertie de son ame ou contre la violence de ses passions. Cependant on ne peut nier que des opinions, des théories, si l’on veut, ne fournissent, soit à la conscience, soit aux passions, des argumens et des prétextes. Tantôt elles colorent des faiblesses, absolvent des fautes ; tantôt elles empêchent cette subornation de la raison au profit des vices du cœur. Elles enhardissent ou embarrassent, elles poussent ou détournent, et il faut craindre celui chez lequel le caractère, la croyance, la passion et l’intérêt se coalisent pour le mal. La prétention actuelle de la politique et même de la morale est de mettre l’intérêt du côté du bien. Où serait l’inconvénient d’y mettre aussi la pensée, et d’enlever à nos fautes la complicité éventuelle de la raison ? Il ne restera à notre cœur que trop d’amorces pour séduire notre esprit. Les passions ne sont jamais en reste avec la raison, et celle-ci délègue trop aisément à ses flatteurs le droit de lui commander.

Une même conclusion sort de tout ce qui précède. Si nous considérons autour de nous les opinions politiques, les opinions sociales, les opinions morales, la société paraît manquer de principes fixes et purs, placés dans une sphère assez haute pour que la passion, le sophisme et le doute n’y pénètrent pas. Cependant cette société est raisonnable ; elle a en aversion les préjugés de tous genres, comme les hypothèses de toutes sortes ; elle a, on peut le dire, l’esprit libre. Des principes destinés à une société raisonnable ne peuvent être que rationnels ; le langage le dit comme le bon sens. Chercher un ensemble de principes rationnels ou une philosophie, ce n’est donc pas tout-à-fait se jeter dans une spéculation sans but ; ce n’est pas perdre terre et oublier les choses de ce monde. Penser n’est pas rêver, et les mépris de l’indifférence ou de la moquerie, qui attendent la phi-