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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

d’excuser aucun crime ; mais les défenseurs de la société ont souvent leur part dans les préjugés de ses ennemis. L’intérêt, chacun le prend où il le trouve, et le trouve où il veut. Si la morale, si la vérité n’est qu’utile, qui peut m’interdire de préférer le plaisir au profit ? Et comment ne serais-je pas libre d’aimer mieux prodiguer qu’économiser ma force ? Il me plaît de détruire, il me plaît de sacrifier le présent à l’avenir, de me divertir des émotions du désordre plus que des jouissances de l’ordre ; qu’avez-vous à m’objecter ? Votre morale est une morale de code civil, et la propriété, disent les jurisconsultes, est le droit d’user et d’abuser : n’est-ce pas la définition de l’intérêt ? User et abuser de la société et de la vie, voilà le privilége de tous dans le monde de la civilisation matérielle. Les philosophes qui ont travaillé à ne point nous laisser d’autre monde, les derniers héritiers de la philosophie du XVIIIe siècle, seraient singuliers de s’indigner des paradoxes romanesques de l’imagination révolutionnaire, ou des attentats absurdes de l’exaltation anti-sociale. Je sais que tant de déraison les confond, et qu’ils ne peuvent absolument accorder de tels égaremens avec les lumières du siècle. Étrange surprise, en vérité ! ils ont établi avec soin, avec complaisance, avec orgueil, que les croyances de l’homme sont l’ouvrage de ses sensations, que la morale n’est que le recueil des recettes les plus communément sûres pour être heureux, qu’il n’y a rien d’absolu dans nos connaissances, par conséquent nulle règle immuable, que toutes les sciences sont ainsi des sciences physiques dont l’utilité individuelle ou sociale est après tout le but suprême et la raison dernière. En un mot, une philosophie toute sensuelle, et partant matérialiste ou sceptique, et quelquefois l’une et l’autre, a tenté de dépouiller l’ame de toutes ses richesses, de rendre la vérité sèche, froide, petite, de donner à la raison je ne sais quoi de mesquin et de subalterne ; et puis on est tout surpris que la raison ne se plaise pas dans la condition médiocre qu’on lui a faite, et que cédant à des instincts qu’on a tout à la fois méconnus et déchaînés, à des besoins qui se dépravent lorsqu’on les néglige, elle se révolte et s’emporte. Vous avez brisé l’entrave d’un généreux coursier. Où le mènerez-vous, et que lui donnerez-vous ? la course, la chasse, la guerre ? Non, vous voulez l’atteler à la charrette ; prenez garde qu’il ne redevienne un cheval sauvage.

Ce tableau serait bien sombre s’il contenait toute la vérité, s’il ne représentait pas exclusivement le mauvais côté de la société, et moins encore dans son état moral que dans son état spirituel ; elle n’en est pas là assurément, bien que telle soit la source des maux